— Il fut un temps, oui…, répéta Nynaeve en portant une main à son front. Que viens-tu faire ici, Egeanin ? J’espérais que tu n’étais plus de ce monde. Si tu avais péri en tentant d’honorer ton serment, je n’aurais pas pu te blâmer.
Mon serment, je l’ai renié face à Suroth, pensa Leilwin. Le prix à payer pour ma vie. La seule voie de sortie…
— Alors ? (Nynaeve foudroya son interlocutrice du regard.) En avons-nous terminé, Egeanin ?
— Ce nom, je ne le porte plus. (Leilwin tomba à genoux.) On m’a tout arraché, jusqu’à mon honneur, viens-je de découvrir. En échange, je me livre à toi.
— Contrairement aux Seanchaniens, siffla Nynaeve, nous ne considérons pas les gens comme du bétail…
Leilwin ne se releva pas. Bayle posa une main sur son épaule, mais il n’essaya pas de l’aider à se redresser. À présent, il comprenait sa façon d’agir et de réagir. Parce qu’il était quasiment civilisé…
— Debout ! cria Nynaeve. Par la Lumière, Egeanin ! Je me souviens d’une femme assez forte pour mâcher une pierre et recracher du sable !
— C’est ma force qui me contraint à insister…, dit Leilwin en baissant les yeux.
Nynaeve ne comprenait-elle pas à quel point c’était difficile ? Se trancher la gorge aurait été tellement plus confortable. Mais il ne lui restait pas assez d’honneur pour exiger une fin si douce.
— Debout !
Leilwin obéit.
Sur le lit, Nynaeve prit son manteau et s’en drapa.
— Viens, nous allons voir la Chaire d’Amyrlin. Elle saura peut-être que faire de toi.
Nynaeve s’enfonça dans la nuit et Leilwin lui emboîta le pas. Sa décision était prise. Un seul chemin avait encore un sens – une façon de préserver un peu d’honneur, et peut-être d’aider son peuple à survivre aux mensonges dont on l’abreuvait depuis si longtemps.
Leilwin Sans-Navire appartenait désormais à la Tour Blanche. Quoi que disent les Aes Sedai et quoi qu’elles tentent de faire d’elle, ça ne changerait plus. Les sœurs la possédaient. Pour la Chaire d’Amyrlin, elle serait une da’covale et traverserait cette tempête comme un bateau dont les voiles ont été déchirées par le vent.
Avec ce qui subsistait de son honneur, elle pourrait peut-être se gagner la confiance de la dirigeante suprême.
— Ça fait partie d’un traitement contre la douleur prisé dans les Terres Frontalières, dit Melten en retirant le pansement qui couvrait le flanc de Talmanes. Les feuilles macérées ralentissent le poison distillé par le métal maléfique.
Mince, les cheveux en bataille, Melten s’habillait comme un forestier d’Andor – une chemise toute simple et un manteau encore plus sobre –, mais il parlait comme un Frontalier. Dans sa sacoche, il gardait un jeu de boules de couleur avec lesquelles il jonglait parfois pour divertir les Bras Rouges. Dans une autre vie, il avait dû être un trouvère.
Un type qui semblait ne pas être fait pour appartenir à la Compagnie. Mais c’était le cas de tous ses membres, d’une façon ou d’une autre…
— J’ignore comment ce cataplasme affaiblit le poison, mais ça fonctionne. Comme ce n’est pas une toxine naturelle, on ne peut pas la retirer du corps.
Talmanes appuya d’une main sur son flanc. On eût dit que des lianes hérissées d’épines se tortillaient sous sa peau, déchirant sans cesse ses chairs. En d’autres termes, il sentait le poison envahir son corps. Et c’était atrocement douloureux.
Non loin de là, les Bras Rouges tentaient de se frayer un chemin jusqu’au palais. Entrés par la porte du Sud, ils avaient laissé les mercenaires, commandés par Sandip, se charger de tenir celle de l’Ouest.
Si des gens résistaient quelque part en ville, c’était sûrement autour du palais. Hélas, des groupes de Trollocs maraudaient dans la zone qui s’étendait entre la position de Talmanes et le fief d’Elayne. Les escarmouches se multipliaient, ralentissant la progression.
Sans aller sur place, Talmanes n’avait aucun moyen de savoir s’il y avait une résistance là-haut. Pour ça, il devrait y faire monter ses hommes en se battant tout au long du chemin – avec le risque d’être pris à revers si des maraudeurs déboulaient derrière eux.
Eh bien, tant pis, il faudrait faire avec. S’il restait quelque chose des défenses du palais, il importait de le savoir. À partir de là, il serait possible de lancer une attaque avec l’espoir de récupérer les dragons.
L’air empestait la fumée et le sang. Durant une brève accalmie, les Bras Rouges avaient entassé les dépouilles de Trollocs d’un côté de la rue, histoire de dégager le passage.
Dans ce secteur de la ville, il y avait aussi des fugitifs, mais en moins grand nombre qu’ailleurs. Pas un flot, mais un filet qui sourdait des ténèbres tandis que Talmanes et ses gars s’emparaient d’une partie des voies qui conduisaient au palais.
Ces malheureux-là ne demandaient jamais que la Compagnie protège leurs maigres possessions ou leur demeure. En voyant que des hommes résistaient encore, ils pleuraient de joie, tout simplement. Madwin avait mission de les diriger vers la liberté et la sécurité, via le couloir de survie ménagé par la Compagnie.
Talmanes leva les yeux vers le palais, au sommet de la colline. Dans le noir, il était à peine visible. Alors que presque toute la cité brûlait, ce dernier bastion ne flambait pas, ses murs blancs se dressant dans la nuit enfumée comme autant de fantômes.
Pas de feu… C’était un indice de résistance, non ? S’ils l’avaient pu, les Trollocs n’auraient-ils pas d’abord dévasté ce puissant symbole du royaume d’Andor ?
Alors qu’il s’autorisait une courte pause, ainsi qu’à ses hommes, Talmanes avait envoyé des éclaireurs voir où en étaient les choses.
Son cataplasme terminé, Melten le banda en serrant très fort.
— Merci, mon ami, dit Talmanes avec un hochement de tête reconnaissant. Je sens que ça agit déjà. Tu as dit que c’est une partie du traitement contre la douleur. Quelle est l’autre ?
Melten décrocha une flasque de sa ceinture et la tendit à son chef.
— De la gnôle explosive du Shienar…
— Boire pendant une bataille n’est pas une très bonne idée, mon vieux…
— Prends quand même la flasque et vide-la, seigneur. Sinon, dans une heure, tu ne tiendras plus sur tes jambes.
Talmanes hésita, puis il saisit la flasque et but une longue gorgée. La gnôle brûlait encore plus que sa blessure. Toussant comme un perdu, il éloigna la flasque de sa bouche.
— Tu t’es trompé de bouteille, Melten. Ça, c’est un liquide que tu as puisé dans la cuve d’une tannerie.
Melten ricana.
— Dire qu’on prétend que tu n’as pas le sens de l’humour, seigneur.
— C’est la stricte vérité… Ne t’éloigne pas trop de moi, avec ton épée…
L’air très grave, Melten acquiesça.
— Bourreau des Fléaux, lâcha-t-il.
— Pardon ?
— Un titre des Terres Frontalières. Quand on tue un Blafard, on est digne de le porter.
— Celui que j’ai zigouillé avait au moins dix-sept carreaux dans le corps.
— Aucune importance. (Melten tapa sur l’épaule de son chef.) Bourreau des Fléaux ! Quand tu ne pourras plus supporter la douleur, lève les deux poings vers moi. Je ferai ce qu’il faudra…
Talmanes se mit debout, tentant en vain d’étouffer un gémissement. Melten et lui se comprenaient à demi-mot. Dans la Compagnie, les Bras Rouges originaires des Terres Frontalières étaient tous d’accord : les blessures infligées par une lame de Thakan’dar restaient imprévisibles. Certaines s’infectaient très vite et d’autres rendaient simplement malade. Quand elles noircissaient, comme celle de Talmanes, ce n’était pas du tout bon signe. Pour le sauver, il faudrait qu’une Aes Sedai s’occupe de lui dans les heures à venir.