— Tu sais, dit-il, ne pas avoir le sens de l’humour est une bonne chose. Sinon, je penserais que la Trame me fait une blague. Dennel, tu as une carte disponible ?
Par la Lumière, combien Vanin manquait à Talmanes !
Une torche dans une main et une carte dessinée à la hâte dans l’autre, Dennel accourut. Depuis peu, il faisait partie des capitaines des dragons…
— Seigneur, je crois avoir trouvé un chemin plus rapide pour accéder à l’endroit où Aludra a entreposé les dragons.
— Le palais d’abord, fit Talmanes, laconique.
Dennel tira sur son uniforme comme s’il n’était pas vraiment à sa taille. Puis il parla plus calmement, mais toujours avec conviction :
— Si les Ténèbres s’emparent de ces armes…
— J’ai conscience du danger, merci… Combien de temps faudra-t-il pour déplacer ces dragons, en supposant qu’on les atteigne ? Je redoute d’étirer trop nos rangs, et cette ville brûle plus vite qu’une liasse de lettres d’amour adressées à la maîtresse d’un Haut Seigneur et imbibées d’huile après la rupture. Mon idée, c’est de récupérer les armes et de filer d’ici le plus vite possible.
— Je peux détruire des fortifications ennemies en un tir ou deux, seigneur, mais les dragons ne sont pas très mobiles. Ils sont équipés de roues, ce qui nous aidera, mais ils n’iront pas plus vite que… Eh bien, disons, un convoi de chariots de ravitaillement. Une fois à destination, il faudra pas mal de temps pour les mettre en batterie et pouvoir tirer.
— Dans ce cas, d’abord le palais, confirma Talmanes.
— Mais…
— Au palais, nous trouverons peut-être des femmes capables de nous ouvrir un portail donnant sur la cachette d’Aludra. De plus, si des gardes palatiaux combattent encore, nous aurons des amis pour couvrir nos arrières. Tes dragons, nous allons les récupérer, mais en nous montrant malins.
Talmanes avisa Ladwin et Mar, deux éclaireurs qui revenaient de leur mission.
— Là-haut, dit Mar, le souffle court, ça grouille de Trollocs. Une centaine au moins, tapis dans la rue principale.
— En formation, les gars ! cria Talmanes. On fonce vers le palais.
Un lourd silence s’abattit sur la tente-étuve.
Aviendha s’attendait à de l’incrédulité quand elle aurait raconté son histoire. Et à un bombardement de questions. Mais pas à ce mutisme douloureux.
Même si elle n’avait pas anticipé cette réaction, elle la comprenait. Après avoir vu un avenir où les Aiels perdaient peu à peu leur honneur et leur fierté, elle avait eu la même. Une sorte de… sidération devant la décadence inexorable de son peuple. Au moins, à présent, elle avait des gens avec qui partager son fardeau.
Dans le chaudron, les pierres chauffées grésillaient. Il aurait fallu ajouter de l’eau, mais aucune des six femmes présentes sous la tente n’esquissait un geste.
Les cinq compagnes d’Aviendha étaient toutes des Matriarches. Nues comme des vers elles aussi, ainsi qu’il convenait sous une tente-étuve. Sorilea, Amys, Bair, Melaine et Kymer des Aiels Tomanelle. Perdues dans leurs pensées, ces femmes regardaient dans le vide.
L’une après l’autre, elles se redressèrent, le dos bien droit, comme si elles acceptaient un nouveau fardeau. Cette vision réconforta Aviendha. Non qu’elle se fût attendue à les voir craquer. Mais qu’elles regardent ainsi les choses en face et affrontent le danger avait quelque chose de rassurant.
— L’Aveugleur est bien trop près du monde, dit Melaine. D’une façon ou d’une autre, la Trame est distordue. Dans le rêve, nous voyons toujours des événements qui peuvent se produire… ou non. Mais il y a trop de possibilités pour faire le tri. Pour celles qui marchent dans le rêve, le destin de notre peuple n’est pas clair. Parce que c’est celui du Car’a’carn, une fois qu’il aura craché dans l’œil de l’Aveugleur, lors du Dernier Jour. Pour l’instant, nous ne savons pas si ce qu’Aviendha a vu s’avérera ou non.
— Nous devons essayer de le découvrir, dit Sorilea, le regard glacial. Il faut savoir ! Chaque femme verrait-elle la même chose, ou était-ce une expérience unique ?
— Elenar des Aiels Daryne…, dit Amys. Son entraînement est presque terminé. Elle doit être la prochaine à partir pour Rhuidean. Nous pourrions demander à Hayde et à Shanni de l’encourager.
Aviendha faillit en frissonner. Désormais, elle savait à quel point les Matriarches pouvaient être « encourageantes ».
— Ce serait très bien, fit Bair en se penchant en avant. Au fond, c’est peut-être ce qui arrive lorsque quelqu’un traverse une deuxième fois les colonnes de verre. Qui sait ? Peut-être est-ce pour ça que c’est interdit ?
Aucune Matriarche ne regarda Aviendha, mais elle sentit qu’elles songeaient toutes à elle. De fait, ce qu’elle avait fait n’était pas autorisé. Et parler des événements survenus à Rhuidean était en principe proscrit.
Pourtant, Aviendha ne risquait pas de réprimande. Rhuidean ne l’avait pas tuée, voilà ce que la Roue avait tissé !
Alors que Bair continuait à sonder le vide, Aviendha sentit de la sueur ruisseler sur ses tempes et entre ses seins.
Prendre des bains ne me manque pas ! se rappela-t-elle.
Enfin, elle n’était pas une chiffe molle, contrairement aux habitants des terres mouillées. Cela dit, il n’y avait pas vraiment besoin d’une tente-étuve de ce côté des montagnes. Le soir, on ne gelait pas. Du coup, l’extrême chaleur de la tente n’avait rien de revigorant. Alors, si on disposait d’assez d’eau pour remplir une baignoire…
Non ! Aviendha serra les dents.
— Je peux parler ?
— Ne sois pas stupide, ma fille, lâcha Melaine.
Le ventre bien rond, elle n’était plus loin du terme.
— Tu es une des nôtres, à présent. Plus besoin de demander la permission.
« Ma fille » ? Ces femmes auraient besoin de temps pour l’accepter vraiment. Au moins, elles s’efforçaient d’essayer. Et personne n’exigeait qu’elle prépare les infusions ou verse de l’eau dans un chaudron. En l’absence d’autres apprentis et de gai’shain, les femmes s’y collaient chacune à son tour.
— Que les visions se reproduisent ou non m’est égal, dit Aviendha. La vraie question est : ce que j’ai vu arrivera-t-il ? Est-il possible de l’empêcher ?
— Rhuidean montre deux types de visions, rappela Kymer.
Plus jeune que les autres Matriarches, elle devait avoir dix ans de plus qu’Aviendha, au maximum. Le visage très hâlé, elle arborait une belle crinière rousse.
— Lors de la première visite, on découvre ce qui pourrait être. Pendant la seconde, au milieu des colonnes, on voit le passé.
— La « troisième » vision doit être aussi fiable, avança Amys. Sur le passé, les colonnes sont toujours d’une parfaite précision. Pourquoi montreraient-elles un avenir fantaisiste ?
Le cœur d’Aviendha rata un battement.
— D’accord, fit Bair, mais pourquoi les colonnes dévoileraient-elles un avenir désespérant qu’on ne peut pas changer ? Moi, je refuse d’y croire. Rhuidean nous a toujours montré ce que nous avions besoin de voir. Pour nous aider, pas pour nous détruire. Ces visions doivent aussi avoir un… objectif. Nous encourager à plus d’honneur encore ?
— C’est sans importance, coupa Sorilea.
— Mais…, commença Aviendha.
— Sans importance, répéta Sorilea. Si ces visions sont gravées dans le marbre, notre destin étant la décadence, une seule d’entre nous cesserait-elle de lutter pour qu’il en soit autrement ?
De nouveau, un lourd silence s’abattit sur la tente.
Aviendha secoua la tête.
— Tu vois ? fit Sorilea. Nous devons considérer que cet avenir est modifiable. Au lieu de nous appesantir sur ta question, nous ferions mieux de décider que faire.