Aviendha acquiesça d’instinct.
— Oui, tu as raison, Matriarche.
— Mais que devons-nous faire ? demanda Kymer. Que faut-il modifier ? Au minimum, nous devons remporter l’Ultime Bataille.
— Et ce n’est pas garanti, dit Amys. J’aimerais presque que ces visions soient immuables. Ainsi, nous serions sûres d’avoir vaincu.
— Ça ne prouverait rien, objecta Sorilea. Si l’Aveugleur gagne, la Trame sera déchiquetée, et aucune vision du futur n’aura plus de sens. Même si des prophéties annoncent ce qui se produira dans les Âges à venir, un triomphe de l’Aveugleur les rendra nulles et non avenues.
— Ce que j’ai vu, dit Aviendha, doit avoir un lien avec le plan de Rand, quel qu’il soit.
Les cinq autres femmes se tournèrent vers elle.
— Demain…, précisa Aviendha. D’après ce que vous m’avez dit, il nous réserve une révélation capitale.
— Le Car’a’carn, fit Bair, a une faiblesse pour les mises en scène dramatiques. Il est un peu comme un crockobur qui travaille toute la nuit pour se construire un nid histoire de pouvoir y chanter, au matin, pour tous ceux qui veulent bien l’entendre.
Aviendha avait été surprise par le grand rassemblement du champ de Merrilor. Si elle était arrivée sur ce site, elle le devait à son lien avec Rand, qui l’avait guidée vers lui. En découvrant une telle réunion d’habitants des terres mouillées, elle s’était demandé si ça avait un rapport avec ses visions. Cet événement était-il à l’origine de l’avenir qu’elle avait vu pour son peuple ?
— J’ai le sentiment d’en savoir plus que je le devrais, dit-elle – presque pour elle-même.
— Tu as eu un vaste aperçu de ce que sera l’avenir, dit Kymer. Cette expérience te changera, Aviendha.
— La clé, c’est demain ! Son plan !
— De ton récit, fit Kymer, on peut déduire qu’il a l’intention d’ignorer les Aiels, qui sont pourtant son peuple. Pourquoi distribuerait-il des faveurs à tout le monde, sauf aux gens qui le méritent le plus ? Cherche-t-il à nous insulter ?
— Je ne crois pas que ce soit ça…, répondit Aviendha. Je pense qu’il entend présenter des exigences aux participants de cette réunion. Il n’est pas là pour les couvrir de bienfaits.
— Il a parlé d’un prix, rappela Bair. Un prix que les autres devront payer. Personne n’a pu lui faire dire de quoi il s’agissait.
— Ce soir, il est allé à Tear via un portail et il en est revenu avec… quelque chose. (Melaine marqua une courte pause.) Les Promises nous ont rapporté cet événement – désormais, il tient son engagement de les emmener partout avec lui. Quand nous l’avons interrogé au sujet de ce prix, il a répondu que les Aiels ne devaient pas s’en inquiéter.
Aviendha se rembrunit.
— Il entend se faire payer pour accomplir ce qu’il doit accomplir quoi qu’il arrive ? N’aurait-il pas passé trop de temps avec la nounou que le Peuple de la Mer lui a envoyée ?
— Non, il a raison, dit Amys. Ces gens sont tellement exigeants vis-à-vis du Car’a’carn. Ça lui donne le droit de leur demander quelque chose en retour. Ils sont faibles, peut-être veut-il simplement les rendre forts.
— Du coup, souffla Bair, il nous exclut de cette affaire, parce que nous sommes déjà forts.
Dans un lourd silence, Amys, l’air perturbée, alla verser de l’eau sur les pierres chaudes, qui grésillèrent de plus belle tandis que de la vapeur en montait.
— Ce doit être ça, dit Sorilea. Il n’entend pas nous insulter, mais nous honorer, à sa façon. (Elle secoua la tête.) Il devrait être moins naïf…
— Souvent, renchérit Kymer, le Car’a’carn profère des insultes sans le savoir, comme s’il était un enfant. Nous sommes forts, donc ce qu’il exige – quoi que ce soit – ne nous concerne pas. Si c’est un prix que les autres peuvent payer, nous le pouvons aussi.
— S’il avait été formé convenablement, parmi nous, souffla Sorilea, il ne commettrait pas ce genre d’erreur.
Aviendha croisa le regard des autres femmes. De fait, elle n’avait pas formé Rand al’Thor aussi bien qu’il aurait pu l’être. Mais c’était une tête de pioche, et elles le savaient toutes. De plus, Aviendha était l’égale de ces Matriarches, désormais. Cela dit, sous la désapprobation évidente de Sorilea, il se révélait difficile d’en avoir conscience.
Peut-être parce qu’elle avait passé trop de temps avec des gens comme Elayne – des faibles des terres mouillées –, Aviendha vit soudain les choses comme Rand devait les voir. Dispenser les Aiels de s’acquitter du prix – si c’était vraiment son intention – revenait à les honorer. D’ailleurs, s’il avait exigé d’eux ce qu’il exigeait des autres, ces Matriarches auraient été en train de s’indigner d’être mises dans le même sac que les minables des terres mouillées.
Que préparait Rand ? Dans ses visions, Aviendha en avait eu un aperçu, mais elle était de plus en plus sûre que le lendemain serait la clé de tout. Le début de la dérive qui conduirait inéluctablement les Aiels à leur perte.
Aviendha devait s’assurer que ça n’arrive pas. C’était son devoir de Matriarche – et sans doute la mission la plus importante qu’elle aurait à accomplir. Pas question d’échouer !
— La tâche d’Aviendha n’était pas seulement de le former, dit Amys. Que ne donnerais-je pas pour le savoir sous la bienveillante surveillance d’une femme de bien !
La Matriarche gratifia Aviendha d’un regard lourd de signification.
— Il sera à moi ! affirma Aviendha.
Mais pas pour toi, Amys, ni pour notre peuple.
La force du sentiment qu’elle éprouvait stupéfia Aviendha. Pour une Aielle, son peuple aurait dû passer avant tout.
Mais ce choix n’appartenait pas aux Aiels. C’était le sien !
— Sois prévenue, dit Bair en posant une main sur le poignet d’Aviendha. Depuis ton départ, il a changé. Et il est devenu fort.
— En quel sens ?
— Il a embrassé la mort, répondit Amys, la voix vibrante de fierté. S’il porte toujours une épée et s’habille encore comme un habitant des terres mouillées, il est enfin des nôtres. Pour de bon !
— Je dois voir ça ! fit Aviendha en se levant. Et j’en profiterai pour en apprendre plus long sur son plan.
— Il ne reste pas beaucoup de temps, rappela Kymer.
— Une nuit, oui. Et ce sera suffisant.
Les autres acquiesçant, Aviendha commença à s’habiller. À sa grande surprise, les cinq Matriarches l’imitèrent. À l’évidence, elles jugeaient son récit assez important pour aller informer leurs collègues au lieu de rester à discuter en rond.
Aviendha fut la première à émerger de la tente-étuve. L’air frais, après la chaleur étouffante, lui fit un bien fou. Savourant le contact du vent sur sa peau, elle inspira à fond. Mentalement, elle était épuisée, mais le sommeil devrait attendre.
Le petit bruit du rabat de la tente signala la sortie des autres femmes. Tout en murmurant entre elles, Melaine et Amys s’enfoncèrent dans la nuit. D’un pas décidé, Kymer se dirigea vers la section du camp où s’étaient installés les Tomanelle. Peut-être avec l’intention d’informer son oncle Han, le chef de sa tribu.
Aviendha voulut s’éloigner, mais une main osseuse se referma sur son avant-bras. Tournant la tête, elle vit que c’était Bair qui la retenait ainsi.
— Matriarche…, souffla-t-elle.
Un pur réflexe.
— Matriarche, répliqua Bair avec un sourire.
— Puis-je faire quelque chose… ?
— Je veux aller à Rhuidean. (Bair consulta brièvement le ciel.) Aurais-tu l’obligeance d’ouvrir un portail pour moi ?