— Tu prévois de traverser les colonnes de verre ?
— L’une d’entre nous doit le faire. Malgré ce que dit Amys, Elenar n’est pas prête. Surtout s’il s’agit de voir… ce que tu sais. Cette gamine passe la moitié de ses journées à criailler comme un charognard qui dispute aux autres les derniers lambeaux de viande d’une carcasse pourrie.
— Mais…
— Oh, ne commence pas aussi ! Tu es l’une des nôtres, Aviendha ! Certes, mais je suis assez vieille pour m’être occupée de ta grand-mère quand elle était au berceau.
Bair secoua sa crinière de cheveux blancs qui semblait scintiller sous la lumière de la lune.
— Je suis la meilleure candidate… Celles d’entre nous qui savent canaliser doivent être préservées pour l’Ultime Bataille. Et je ne voudrais pas qu’une gamine s’aventure entre ces colonnes. Donc, je le ferai. Alors, ce portail ? Accéderas-tu à ma demande, ou vais-je devoir houspiller Amys pour qu’elle le fasse ?
Aviendha aurait aimé voir ça… Houspiller Amys pour qu’elle fasse quelque chose… Seule Sorilea aurait pu réussir…
Sans un mot, elle généra les flux requis pour ouvrir un portail.
L’idée que quelqu’un d’autre voie l’avenir des Aiels lui donnait la nausée. Si Bair revenait avec le même récit, quelles conclusions faudrait-il en tirer ? Ce futur serait-il des plus probables ?
— C’était terrifiant, pas vrai ? demanda Bair.
— Affreux, oui. Une lance en aurait pleuré et une pierre s’en serait effritée. J’aurais préféré danser avec l’Aveugleur en personne.
— Alors, il vaut vraiment mieux que j’y aille. C’est à la plus forte d’entre nous de le faire.
Aviendha s’empêcha de justesse d’arquer un sourcil. Bair était aussi solide que du vieux cuir, mais les autres Matriarches n’avaient rien de pétales de rose.
— Bair, demanda Aviendha, as-tu jamais rencontré une femme nommée Nakomi ?
— Nakomi… (Bair fit tourner ce mot dans sa bouche, comme pour mieux le goûter.) Un très ancien nom. Je n’ai jamais croisé quelqu’un qui le portait. Pourquoi ?
— Sur le chemin de Rhuidean, j’ai rencontré une Aielle. Elle affirmait ne pas être une Matriarche, mais il y avait quelque chose en elle… (Aviendha secoua la tête.) Ma question était de la pure curiosité.
Bair se prépara à franchir le portail.
— Eh bien, nous saurons bientôt ce qu’il en est de ces visions.
— Et si elles sont vraies, Bair ? S’il n’y a rien à faire pour changer l’avenir ?
Bair se retourna.
— Tu as vu tes enfants, c’est ça ?
Aviendha acquiesça. Sur cette partie des visions, elle ne s’était pas appesantie. Un sujet qui semblait bien trop personnel…
— Change un de leurs noms, conseilla Bair. Et ne mentionne jamais celui que cet enfant portait dans les visions, même devant nous. Ainsi, tu sauras. Si une chose est différente, d’autres peuvent l’être aussi. Et le seront ! Ce n’est pas notre destin, Aviendha, mais un chemin que nous éviterons. Ensemble.
Aviendha hocha la tête. Un changement infime, oui, mais lourd de sens.
— Merci, Bair.
La vieille Matriarche salua Aviendha de la tête, puis elle traversa le portail, en route pour la fabuleuse cité qui l’attendait de l’autre côté.
Talmanes flanqua un coup d’épaule à un grand Trolloc à gueule de sanglier équipé d’une cotte de mailles rudimentaire. Le monstre empestait. Un mélange de fumée, de fourrure mouillée et de peau crasseuse. Sous la puissance de l’assaut, il grogna de surprise. Ces créatures étaient toujours étonnées quand l’officier les attaquait.
Talmanes recula et retira sa lame du flanc du Trolloc, qui s’écroula aussitôt. Plongeant en avant, le militaire égorgea sa victime sans se soucier des mains griffues qui s’accrochaient à ses jambes.
Toute lueur déserta les yeux trop humains du monstre.
Partout, des hommes se battaient, criaient, grognaient et tuaient. L’avenue qui menait au palais montait désormais abruptement. Des Trollocs y avaient pris position, empêchant la Compagnie d’atteindre son objectif.
Talmanes s’affaissa contre le flanc d’un bâtiment. Celui d’à côté était en feu, illuminant la rue et dégageant une chaleur éprouvante. Mais ces incendies passaient pour une plaisanterie comparés aux souffrances que sa blessure infligeait au militaire. La douleur se diffusait de sa hanche à son pied. Et elle remontait aussi, menaçant de s’attaquer à son épaule.
Par le maudit sang et les fichues cendres ! Je donnerais cher pour passer les heures à venir avec un bon livre et une délicieuse bouffarde, seul et tranquille.
Les gens qui s’extasiaient sur les morts glorieuses au combat étaient des crétins finis. Crever dans un océan de feu et de sang n’avait rien d’un triomphe. Une mort paisible, ça, c’était bon à prendre.
Talmanes se redressa péniblement, le visage lustré de sueur. Plus bas, des Trollocs se massaient derrière ses lignes arrière. Ils coupaient toute retraite aux Bras Rouges, mais il leur restait toujours l’option d’avancer en taillant en pièces les monstres de devant.
Se replier serait une tout autre paire de manches. Comme dans cette rue, se battre en ville impliquait de subir sans cesse des attaques latérales venues des multiples ruelles et allées. Des escarmouches qui finissaient par coûter cher.
— Donnez tout ce que vous avez, les gars ! cria Talmanes.
Il repartit dans la rue, fondant sur les Trollocs qui tentaient de la bloquer. Désormais, le palais n’était plus très loin.
Avec son bouclier, Talmanes bloqua l’épée d’un Trolloc à face de chèvre – une fraction de seconde avant que la lame ait fait voler dans les airs la tête du brave Dennel.
Talmanes tenta de pousser en arrière l’arme du monstre, mais ces fichues créatures étaient rudement fortes. Non sans peine, le militaire empêcha celle-là de le faire basculer en arrière – juste assez longtemps pour que Dennel, remis de ses émotions, la frappe aux cuisses et la force à s’écrouler.
Melten suivait Talmanes comme son ombre. Fidèle à sa promesse, il était prêt à faire le travail si son chef avait soudain besoin d’une lame pour mettre fin à ses souffrances. Ensemble, les deux hommes menaient l’assaut contre la colline.
Les Trollocs reculèrent un peu, mais ils reprirent la formation, masse rugissante de fourrure noire, d’yeux haineux et d’armes mortelles.
Tant et tant de monstres…
— En avant ! cria Talmanes. Pour le seigneur Mat et la Compagnie de la Main Rouge !
Si Mat avait été là, il aurait juré d’abondance, pleurniché presque autant, puis trouvé un moyen de sauver tout le monde grâce à un miracle tactique de son cru. Incapable d’être aussi créatif que son chef en matière d’insanités et d’inspiration, Talmanes était cependant certain que ses cris stimulaient les hommes.
Alors que les rangs se resserraient, Gavid déploya sa vingtaine d’arbalétriers – les derniers qu’il restait à Talmanes – sur le toit d’un bâtiment épargné par les flammes. De cette position, ils entreprirent de cribler de carreaux les Trollocs.
Cette manœuvre aurait sans doute eu raison d’ennemis humains. Pas des monstres. Les carreaux en tuèrent pas mal, mais beaucoup moins que Talmanes l’aurait espéré.
Un Blafard les pousse à charger, pensa le militaire. Lumière, je ne peux pas en affronter un autre. Déjà que je n’aurais pas dû combattre le premier…
Pour commencer, Talmanes n’aurait pas dû être debout. La flasque de Melten, désormais vide, avait cessé de faire effet sur la douleur. De toute façon, il aurait été dangereux d’avoir l’esprit plus embrumé… Pour oublier son piteux état, Talmanes se concentra sur l’assaut qu’il conduisait en compagnie de Dennel et Londraed. Sous leurs lames, le sang des Trollocs jaillissait puis cascadait le long des pavés.