La Compagnie se sortait les tripes, mais l’épuisement et l’infériorité numérique la condamnaient à l’échec. Derrière les attaquants, un nouveau groupe de Trollocs s’était joint aux autres.
À présent, les choses étaient claires. Talmanes allait devoir affronter cette menace – en tournant le dos aux monstres de devant – ou diviser ses hommes en petites unités qui tenteraient de filer par les rues latérales avec pour objectif un regroupement devant la porte sud.
Talmanes se prépara à donner les ordres idoines.
— En avant, les Lions Blancs ! lancèrent des voix. Pour Andor et la reine !
Au sommet de la colline, des soldats en blanc et rouge venaient de faire une percée dans les rangs ennemis. Un autre détachement de piquiers andoriens jaillit d’une rue latérale, prenant à revers les Trollocs qui menaçaient les arrières de Talmanes.
Devant ces assauts, les monstres s’éparpillèrent dans toutes les directions.
Talmanes vacilla sur ses jambes. Un instant, il dut utiliser son épée comme une canne pour ne pas tomber. Prenant le commandement, Madwin lança une contre-attaque. Ses hommes et lui firent un massacre parmi les fuyards.
Plusieurs officiers en uniforme de la Garde Royale dévalèrent le flanc de la colline. À première vue, ils ne semblaient pas en meilleur état que les Bras Rouges.
Guybon était à leur tête.
— Mercenaire, dit-il à Talmanes, je te remercie d’être intervenu.
— Tu parles comme si nous vous avions sauvés. De mon point de vue, c’est tout le contraire.
Guybon fit la grimace.
— Grâce à vous, nous avons obtenu un répit… Ces Trollocs attaquaient les portes du palais. Désolé d’avoir mis si longtemps à faire la jonction. Au début, nous n’avons pas compris pourquoi les monstres rebroussaient chemin.
— Le palais a tenu ?
— Oui. Mais il est plein de réfugiés.
— Et les femmes capables de canaliser ? demanda Talmanes, plein d’espoir. Pourquoi la reine n’est-elle pas revenue avec l’armée andorienne ?
— Les Suppôts…, soupira Guybon. Sa Majesté a emmené presque toutes les femmes de la Famille – les plus puissantes, en tout cas. Elle nous en a laissé quatre assez fortes pour ouvrir un portail en s’unissant, mais un archer en a abattu deux sans que les autres puissent intervenir. Seules, les survivantes ne peuvent pas appeler au secours via un portail. Pour l’heure, elles se rabattent sur la guérison…
— Par le sang et les cendres ! jura Talmanes.
En même temps, une étincelle d’espoir se ralluma en lui. Ces deux femmes ne pouvaient pas ouvrir un portail, certes. Mais guérir sa blessure ?
— Guybon, tu devrais conduire tes réfugiés hors de la ville. Mes hommes tiennent la porte du Sud.
— Bonne nouvelle, fit Guybon, tout requinqué. Mais il te reviendra de guider ces pauvres gens. Moi, je dois défendre le palais.
Talmanes arqua un sourcil. Depuis quand recevait-il des ordres de Guybon ? La Compagnie disposait de sa propre chaîne de commandement, et elle n’avait de comptes à rendre qu’à la reine. En signant le contrat, Mat avait bien précisé ces deux points. Hélas, Guybon n’avait pas davantage d’ordres à recevoir de Talmanes.
Le militaire prit une grande inspiration… puis il tituba. De justesse, Melten le retint par un bras.
Quel calvaire, cette blessure ! Ce maudit flanc ne pouvait-il pas s’engourdir, comme il aurait été convenable ? Par le sang et les cendres ! Talmanes devait aller voir les deux femmes…
— Ces deux membres de la Famille qui savent guérir…, souffla-t-il.
— Je les ai déjà envoyé chercher, dit Guybon. Dès que j’ai vu ton groupe, dans la rue.
Eh bien, c’était déjà ça de pris.
— J’ai l’intention de rester ici, annonça Guybon. Pas question d’abandonner cette position.
— Pourquoi ? La ville est perdue, mon gars !
— La reine nous a ordonné de lui expédier régulièrement des rapports via les portails. Sans nouvelles de nous, elle ne tardera pas à se poser des questions. Pour savoir ce qui se passe, elle enverra une femme de la Famille qui arrivera sur le site de Voyage du palais. C’est…
— Seigneur ! cria soudain une voix. Seigneur Talmanes !
Guybon remit ses explications à plus tard. Dans le dos de Talmanes, un des éclaireurs de la Compagnie – nommé Filger – gravissait péniblement les pavés rouges de sang. Très mince, ce type aux cheveux de plus en plus rares arborait en permanence une barbe de trois jours. Le voir ici glaça les sangs de Talmanes. Filger comptait parmi les hommes chargés de défendre la porte sud.
— Seigneur, dit-il, à bout de souffle, les Trollocs ont conquis les fortifications. Massés sur les remparts, ils criblent de flèches ou de lances quiconque essaie d’approcher. Le lieutenant Sandip m’envoie te prévenir.
— Malédiction ! Et la porte sud ?
— Nous la tenons, seigneur. Pour l’instant…
Talmanes se tourna vers Guybon :
— Fais montre de compréhension, mon gars ! Il faut que quelqu’un défende cette porte. Je t’en prie, tire les réfugiés de là et va soutenir mes hommes. Cette issue sera notre unique chance de sortir de Caemlyn en un seul morceau.
— Mais le messager qu’enverra la reine…
— Dès qu’elle aura idée de jeter un coup d’œil ici, la reine saura ce qui se passe. Regarde-toi, Guybon ! Dans ton état, essayer de défendre le palais est de la folie. Cette cité n’est plus qu’un bûcher funéraire !
En proie à un dilemme, Guybon tenta de peser le pour et le contre.
— Tu sais que j’ai raison, dit Talmanes, les traits tordus par la douleur. Le mieux que tu aies à faire, c’est d’aller prêter main-forte à mes gars, devant la porte sud – qui te sera utile pour évacuer la ville.
— C’est possible…, marmonna Guybon. Mais laisser brûler le palais…
— Au moins, ce sacrifice sera utile… Et si tu chargeais quelques hommes de défendre le palais ? Ces braves feront diversion, évitant que les monstres s’intéressent aux citadins qui tentent de s’enfuir. Et quand ils seront près de céder, ils fileront par les jardins, à l’arrière du palais, puis ils rejoindront la porte sud en le contournant.
— Un bon plan, reconnut Guybon de mauvaise grâce. Je le suivrai… Mais toi, que vas-tu faire ?
— Il faut que je récupère les dragons. Pas question de les abandonner aux Ténèbres. Ils sont dans un entrepôt, à la lisière de la Cité Intérieure. La reine insistait pour qu’ils soient cachés le plus loin possible des compagnies de mercenaires. Je dois les retrouver. Si possible, pour les emporter. Sinon, pour les détruire.
— Très bien, fit Guybon, excédé de devoir accepter l’inévitable. Mes hommes agiront selon tes suggestions. Une moitié aidera les fugitifs puis renforcera les défenses de la porte. L’autre tiendra le palais quelques heures de plus. Puis elle battra en retraite. Mais moi, je t’accompagne !
— Avons-nous vraiment besoin de tant de lampes ? demanda l’Aes Sedai assise sur un tabouret, au fond de la pièce.
À son maintien, elle aurait tout aussi bien pu siéger sur un trône.
— Pensez au gaspillage d’huile !
— Nous avons besoin des lampes, grogna Androl.
Une pluie nocturne martelait la fenêtre, mais il l’ignorait, luttant pour se concentrer sur le morceau de cuir qu’il cousait. Un jour, le produit fini serait une selle. Pour l’heure, il travaillait sur le harnais ventral de l’équidé.
Perçant le cuir d’une double rangée de trous, il laissa le travail le calmer. Le poinçon qu’il utilisait faisait des trous en forme de diamant. Pour aller plus vite, il aurait pu taper dessus avec un maillet, mais ce soir, il se régalait de sentir le cuir céder sous la pression de sa main.
Avec sa roulette graduée, il détermina la position des trous suivants puis commença à les percer. Pour ce genre d’objet, il fallait que les parties plates des diamants soient alignées les unes en direction des autres. Ainsi, quand le cuir subissait une traction, les trous ne se déchiraient pas. Quant aux coutures de toute première qualité, elles contribueraient à conserver la selle en bon état pendant des années.