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Bien sûr, les rangées de trous devaient être assez proches pour se renforcer mutuellement – mais pas au point de se déchirer ensemble. Évidemment, échelonner avec précision les orifices était d’une aide précieuse.

Les petits détails, toujours… Il suffisait de leur prêter attention pour…

Ses doigts ayant glissé, Androl perça un trou orienté dans le mauvais sens. Une erreur inacceptable !

De rage, il faillit jeter son œuvre en travers de la pièce. C’était sa cinquième bévue, ce soir.

Pour se calmer, il posa les paumes à plat sur son établi.

Lumière, qu’est-il arrivé à mon équanimité légendaire ?

À cette question, il ne fallait pas être grand clerc pour répondre.

La Tour Noire, voilà ce qui est arrivé !

Ici, il se sentait comme un nachi multipatte piégé dans une flaque laissée par la marée. Alors qu’il attendait désespérément le retour de l’eau, des enfants écumaient la plage, jetant dans leur seau tout ce qui paraissait comestible…

Après une profonde inspiration, Androl reprit le harnais. Ce serait la plus mauvaise pièce qu’il aurait créée depuis des années, mais il la finirait coûte que coûte. Laisser un travail inachevé était presque aussi grave que de négliger les petits détails.

— Bizarre, dit l’Aes Sedai.

Membre de l’Ajah Rouge, elle se nommait Pevara. Sur sa nuque, il sentait peser son regard.

Une sœur rouge…

Eh bien, partager une destination réunissait souvent des voyageurs disparates, comme le soulignait un proverbe tearien.

Mais il y en avait un autre, au Saldaea, qu’il ne fallait pas négliger non plus.

« Si l’épée de ton ennemi est sur sa propre gorge, ne perds pas ton temps à te souvenir du temps où elle faisait pression sur la tienne. »

— Tu me parlais de ta vie avant ta venue à la tour, rappela Pevara.

— Tu es sûre ? Moi, ça m’étonnerait… (Androl commença à coudre le cuir.) Pourquoi prétends-tu ça ? Ou plutôt, que veux-tu savoir ?

— Je suis curieuse, c’est tout… Fais-tu partie de ceux qui sont venus ici volontairement, pour être mis à l’épreuve, ou des hommes qui ont été recrutés aux quatre coins du continent ?

Androl tira fermement sur son aiguille.

— Je suis venu de mon plein gré. Sauf erreur de ma part, Evin te l’a dit hier, quand tu l’as cuisiné à mon propos.

— Eh bien, on me surveille, à ce que je vois…

Androl leva les yeux sur la sœur.

— C’est quelque chose qu’on t’enseigne ? demanda-t-il.

— Quoi ? demanda innocemment Pevara.

— L’art de détourner une conversation. Entends-toi m’accuser de t’espionner, alors que c’est toi qui as interrogé mes amis à mon sujet.

— J’aime savoir ce que valent exactement mes alliés.

— Tu veux surtout découvrir pourquoi un homme choisit de venir à la Tour Noire afin d’apprendre à canaliser le Pouvoir.

Pevara ne répliqua pas tout de suite. Androl devina qu’elle cherchait une réponse qui ne violerait pas un des Trois Serments. Parler avec une Aes Sedai était aussi simple que de suivre un serpent vert qui rampe dans une herbe tout aussi verte.

— C’est ça, oui, concéda Pevara.

Androl en cilla de surprise.

— Oui, je désire le savoir, continua Pevara. Qu’on le veuille ou non, nous sommes alliés. Je tiens à connaître la personne dont je partage la couche. C’est une image, bien entendu !

Androl inspira à fond pour se calmer. Dialoguer avec une Aes Sedai, il détestait ça, car ces femmes embrouillaient tout. Si on ajoutait sa peur du noir et ses démêlés avec la fichue selle…

Mais il ne s’énerverait pas !

— Nous devrions nous entraîner à former un cercle, dit Pevara. Contre les hommes de Taim, ça nous conférerait un avantage. Petit, je m’empresse de le préciser.

Androl oublia l’antipathie que lui inspirait la sœur – pour l’heure, il avait d’autres soucis – et s’efforça de réfléchir objectivement.

— Un cercle ?

— Tu ne sais pas ce que c’est ?

— J’ai peur que non.

Pevara fit la moue.

— Parfois, j’oublie à quel point vous êtes tous ignorants.

Elle se tut, comme si elle prenait conscience d’en avoir trop dit.

— L’ignorance est inévitable, Aes Sedai. Le sujet de cette ignorance peut changer selon les personnes, mais le monde est ainsi fait : trop complexe pour qu’un seul être sache tout.

Apparemment, ce n’était pas la réponse qu’attendait Pevara. Le regard dur, elle étudia Androl. Comme la plupart des gens, elle n’aimait pas les hommes capables de canaliser. Mais chez elle, ça allait plus loin. Les types comme Androl, elle avait passé sa vie à les traquer.

— Un cercle est généré quand des hommes et des femmes unissent leurs forces pour canaliser le Pouvoir. Il y a une façon de faire très précise.

— Le M’Hael la connaît, je suppose.

— Pour faire un cercle, les hommes ont besoin des femmes. En fait, sauf dans de très rares cas, il faut qu’il y ait plus de femmes que d’hommes pour que ça fonctionne. Mais un homme et une femme peuvent se lier, ainsi qu’une femme et deux hommes, ou deux femmes et deux hommes. Ici, le plus grand cercle possible réunira trois personnes. Moi et deux d’entre vous. C’est peu, mais ça nous sera utile.

— Je te trouverai deux gars avec qui t’entraîner, dit Androl. Parmi ceux auxquels je me fie, Nalaam est le plus fort. Emarin est également puissant, et il n’a pas encore réalisé son potentiel. Même chose pour Jonneth.

— Ce sont les meilleurs ? Tu n’en fais pas partie ?

— Non, répondit Androl avant de se reconcentrer sur son ouvrage.

Dehors, il pleuvait plus fort et un air mordant s’infiltrait sous la porte. Une des lampes de la pièce battait de l’aile, plongeant tout un coin dans la pénombre. Un secteur qu’Androl lorgnait avec méfiance…

— J’ai du mal à y croire, maître Androl, dit Pevara. Ils t’écoutent tous religieusement.

— Crois ce que tu veux, Aes Sedai. Je suis le plus faible du lot. Et peut-être de la Tour Noire.

Cette révélation coupa la chique à Pevara. Se levant, Androl alla remplir la lampe défaillante. Alors qu’il se rasseyait, un grattement, à la porte, annonça l’arrivée de Canler et Emarin. À part être trempés jusqu’aux os, ces deux-là n’avaient aucun point commun. L’un était grand, raffiné et prudent, l’autre grincheux et bavard comme une pie. Pourtant, ils devaient s’être trouvé des intérêts communs, puisqu’on les voyait très souvent ensemble.

— Alors ? demanda Androl.

— Ça pourrait fonctionner, annonça Emarin.

Retirant son manteau gorgé de pluie, il le pendit à une patère, près de la porte. Dessous, il portait une tenue brodée à la mode de Tear.

— Il faudra que ce soit un orage puissant. Les gardes ne relâchent jamais leur vigilance.

— Je me sens comme un taureau primé à une foire, marmonna Canler.

Avant de suspendre son manteau, il tapa des pieds sur le plancher pour nettoyer ses semelles.

— Partout où nous allons, les favoris de Taim nous observent du coin de l’œil. Par le sang et les cendres, Androl ! Ils savent ! Oui, ils sont informés que nous voulons filer.

— As-tu trouvé des failles ? demanda Pevara en se penchant en avant. Un endroit où le mur est moins surveillé.

— Pevara, intervint Emarin, tout dépend des gardes affectés à un poste ou à un autre.