— Oui, je suppose que c’est normal. Ai-je mentionné un détail qui me trouble ? Celui d’entre vous qui me manifeste le plus de respect est un Tearien.
— Pour eux, être poli avec quelqu’un n’est pas un gage de respect, Pevara Sedai, fit remarquer Emarin. C’est simplement le signe d’une bonne éducation et d’un caractère égal.
Androl sourit. Emarin était un génie en matière d’insultes. Le plus souvent, ses victimes le quittaient sans avoir conscience qu’il venait de se moquer d’elles.
Pevara fit la moue.
— Dans ce cas, il faudra surveiller les rotations de sentinelles. Lors du prochain orage, nous tenterons de fuir à l’endroit où se trouveront les moins vigilantes.
Les deux hommes se tournèrent vers Androl. Agacé, il constata qu’il était en train de scruter le coin le plus sombre de la pièce, près de la table. Les ombres grossissaient-elles ? Tentaient-elles de l’atteindre ?
— Je n’aime pas laisser des gars en arrière, dit-il en se forçant à détourner le regard du coin fatidique. Ici, des dizaines et des dizaines d’hommes et de garçons ne sont pas encore sous le contrôle de Taim. Impossible de les emmener sans attirer l’attention. Et si nous les laissons, le risque…
Androl ne put pas achever sa phrase. En réalité, il ne savait pas ce qui se passait. Mais les gens se modifiaient. En un clin d’œil, un allié fidèle devenait un ennemi. Sans changer d’apparence, mais en n’étant plus la même personne. C’était visible dans son regard…
Androl frissonna.
— Les femmes envoyées par les Aes Sedai rebelles sont toujours à l’extérieur de la Tour Noire, rappela Pevara.
Elles campaient là depuis un moment, affirmant que le Dragon Réincarné leur avait promis des Champions. Mais Taim faisait la sourde oreille.
— Si nous pouvons les contacter, il sera possible d’ébranler la Tour Noire et de sauver nos amis.
— Ce sera vraiment si facile ? demanda Emarin. Taim disposera de tout un village d’otages. Et beaucoup d’hommes ont leur famille avec eux.
Canler approuva du chef. Lui aussi était venu avec les siens, et il ne comptait pas les laisser en arrière.
— Au-delà de ça, dit Androl, se tournant sur son tabouret pour regarder Pevara, crois-tu honnêtement que les Aes Sedai pourraient l’emporter ici ?
— Beaucoup d’entre elles ont des décennies voire des siècles d’expérience.
— Du combat ? Tu en es sûre ?
La sœur rouge ne répondit pas.
— Aes Sedai, insista Androl, ici, il y a des centaines d’hommes capables de canaliser. Et tous ont été entraînés pour devenir des armes. Sur l’histoire ou la politique, nous n’apprenons rien. Idem sur l’aptitude d’influencer les nations. Tout ce qu’on nous enseigne, c’est l’art de tuer. Chaque homme et chaque garçon est poussé à ses limites pour devenir fort et se développer. En d’autres termes, être plus puissant. Afin de détruire. Et un grand nombre de ces hommes sont fous. Les sœurs peuvent-elles faire face à ça ? Surtout quand tant d’amis qu’on pense fidèles – ceux que nous tentons de sauver – risquent de se ranger du côté de Taim si des Aes Sedai essaient d’envahir la Tour Noire ?
— Tes arguments ne sont pas sans valeur, concéda Pevara.
À la manière d’une reine, pensa Androl, impressionné malgré lui par l’assurance de son interlocutrice.
— Mais nous avons besoin d’envoyer des informations à l’extérieur, continua Pevara. Un assaut massif serait peut-être une erreur, mais rester assis à ne rien faire n’est pas non plus une solution, parce que nos ennemis finiront par nous avoir tous.
— Je crois aussi qu’il faut envoyer quelqu’un, dit Emarin. Le seigneur Dragon doit être averti.
— Le seigneur Dragon, ricana Canler tout en s’asseyant sur une chaise, près d’un mur. Il nous a abandonnés, Emarin. À ses yeux, nous ne sommes rien. C’est…
— Canler, coupa Androl, le Dragon Réincarné porte le monde sur ses épaules. J’ignore pourquoi il nous a laissés ici, mais j’aime à penser qu’il nous croit capables de nous débrouiller seuls. (Androl tapota le harnais puis se leva.) La Tour Noire est à la croisée des chemins, et nous devons montrer notre valeur. Si nous courons dans les jupes des Aes Sedai pour être protégés, ça nous soumettra à leur autorité. Et si nous comptons sur le seigneur Dragon, nous ne serons plus rien après son départ…
— Aucune réconciliation avec Taim n’est possible, souligna Emarin. Nous savons tous ce qu’il est en train de faire.
Androl ne regarda pas Pevara. Elle avait exposé sa façon de voir les choses. Malgré des années à s’entraîner à l’impassibilité, elle n’avait pas pu empêcher sa voix de trembler d’angoisse. Treize Myrddraals et treize personnes capables de canaliser, unis lors d’un rite répugnant, pouvaient convertir aux Ténèbres n’importe quel adepte du Pouvoir de l’Unique. Contre sa volonté.
— Ce que fait Taim, intervint Pevara, c’est le mal absolu. Il ne s’agit plus d’un conflit entre des hommes qui suivent un chef et des hommes qui en servent un autre. Androl, c’est l’œuvre du Ténébreux ! La Tour Noire est tombée sous sa coupe. Tu dois voir cette réalité en face.
— La Tour Noire est un rêve, dit Androl, les yeux rivés dans ceux de la sœur. Un refuge pour les hommes capables de canaliser. Un foyer où ils n’ont pas besoin d’avoir peur ni de fuir, et où nul ne les hait. Je ne livrerai pas ce rêve à Taim. Il n’en est pas question.
Un lourd silence tomba sur la pièce, seulement troublé par le martèlement de la pluie contre les fenêtres. Emarin acquiesça et Canler, se levant, prit Androl par le bras.
— Tu as raison, dit-il. Que la Lumière me brûle si tu te trompes ! Mais que pouvons-nous faire ? Nous sommes faibles et peu nombreux.
— Emarin, as-tu entendu parler de la révolte de Knoks ?
— Oui. C’était toute une affaire, même hors des frontières du Murandy.
— Fichus Murandiens ! éructa Canler. Ils vous prennent le manteau sur le dos et vous rouent de coups si vous ne leur donnez pas aussi vos bottes.
Emarin arqua un sourcil.
— Knoks était très loin de Lugard, Canler, dit Androl. Les gens qui y vivaient ressemblaient beaucoup à des Andoriens. La révolte s’est produite il y a une dizaine d’années.
— Des fermiers ont renversé leur seigneur, enchaîna Emarin. Desartin le méritait, car c’était un type détestable, en particulier avec ses « inférieurs ». Mais il commandait une armée – une des plus puissantes hors de Lugard – et se comportait comme s’il avait fondé son propre petit royaume. Contre ça, le roi ne pouvait rien faire.
— Et il a été renversé ? s’étonna Canler.
— Par des hommes et des femmes très humbles qui en avaient assez de sa brutalité, dit Androl. À la fin, beaucoup de mercenaires qui le soutenaient étaient à nos côtés. Alors qu’il semblait si fort, son âme pourrie l’a conduit à sa chute. Ici, les choses semblent terribles, mais la plupart des hommes de Taim ne lui sont pas fidèles. Les gens comme lui n’inspirent pas la loyauté. Ils se font plutôt des complices qui espèrent s’enrichir ou gagner du pouvoir. Nous pouvons et nous devons trouver un moyen de renverser Taim.
Les autres acquiescèrent, à part Pevara, qui se fendit d’une moue dubitative.
Androl ne put s’empêcher de se trouver un peu idiot. Au fond de son cœur, il ne pensait pas que les autres devaient s’en remettre à lui plutôt qu’à une personne raffinée comme Emarin ou puissante comme Nalaam.
Du coin de l’œil, il lorgna les ombres, le long de la table. Elles rampaient vers lui, semblait-il.
Il serra les dents. À coup sûr, elles n’oseraient pas l’attaquer en présence de tant de gens. Pas vrai ? Pour le consumer, elles attendraient qu’il soit seul, s’efforçant de trouver le sommeil.