Sans répondre, l’Illuminatrice fit signe à trois de ses compagnons d’écarter une partie de la barricade, afin de laisser passer Talmanes et ses braves.
Derrière la fortification improvisée, des centaines de citadins – voire des milliers – se massaient dans la rue. En avançant, Talmanes vit un spectacle fabuleux.
Une centaine de dragons, entourés par des hommes et des femmes de Caemlyn. Les cylindres de bronze étaient montés sur des roues et un cadre en principe tiré par deux chevaux. Tout compte fait, ces armes étaient très mobiles. De plus, les roues pouvaient être ancrées dans le sol pour gérer le recul. Du coup, tirer devenait possible dès qu’on avait détaché les chevaux.
Dans la rue, il y avait assez de gens pour faire le travail des équidés et mettre les armes en batterie.
— Tu as cru que je les abandonnerais ? demanda Aludra. Ces gens, là, ne sont pas capables de servir mes dragons. Mais pour les tirer, il suffit d’avoir deux bras et deux jambes.
— Nous devons sortir ces armes de là, dit Talmanes.
— Sans blague ? Tu viens d’avoir une révélation ? Que penses-tu que je tentais de faire ? Mais… qu’y a-t-il avec ton visage ?
— Un jour, j’ai mangé un fromage trop dur, et je me suis coupé avec…
Aludra regarda Talmanes, perplexe.
Je devrais sourire quand je plaisante, pensa-t-il dans son brouillard en s’appuyant à la barricade. Peut-être que les gens comprendraient…
Oui, mais ça soulevait une question cruciale. Voulait-il que les autres comprennent ses blagues ? Souvent, c’était beaucoup plus amusant quand ils ne captaient rien. Et sourire semblait si vulgaire. Où était la subtilité là-dedans ? En outre…
Lumière, il avait vraiment du mal à se concentrer. Plissant les yeux, il lut de l’inquiétude dans ceux d’Aludra.
— Quoi, mon visage ? dit-il en portant une main à sa joue.
Le Myrddraal, oui… Une blessure…
— Une égratignure…
— Et les veines ?
— Les veines ? répéta Talmanes.
Regardant sa main, il vit que des tentacules noirs, comme du lierre qui aurait poussé sous sa peau, s’enroulaient autour de son poignet et progressaient vers ses doigts. Et ils devenaient plus sombres à chaque seconde.
— Oh, ça ? J’agonise, manque de chance… C’est terriblement tragique, non ? Tu n’aurais pas un peu de gnôle, par hasard ?
— Je…
— Seigneur ! appela une voix.
Talmanes cilla puis trouva la force de se retourner – en s’appuyant à sa lance.
— Oui, Filger ?
— Des Trollocs, seigneur. Une horde. Ils se massent face à nous.
— Magnifique ! Il faut mettre la table. J’espère que nous aurons assez de couverts. Je savais bien qu’il fallait envoyer les domestiques chercher les cinq mille sept cents jeux qu’il nous manque…
— Tu… Tu te sens bien ? demanda Aludra.
— Par le sang et les cendres, femme, j’ai l’air d’un type au sommet de sa forme ? Guybon ! On nous coupe la retraite. À quelle distance sommes-nous de la porte de l’Est ?
— Une demi-heure de marche, environ. Et il faudra descendre le versant de la colline…
— Alors, en route ! Prends les éclaireurs et assure-toi que la voie est libre. Dennel, vérifie l’aptitude de ces citadins à tracter les dragons. Et préparez-vous à les utiliser.
— Talmanes, dit Aludra, il nous reste très peu de poudre et d’« œufs ». Nous aurons besoin des réserves de Baerlon. Jusque-là, tout ce que je pourrai fournir, ce sera quelques tirs par dragon.
— Seigneur, intervint Dennel, les dragons ne sont pas faits pour tenir un front seuls. Ils ont besoin de soutien pour empêcher l’ennemi de trop approcher et de les détruire. Ces armes, nous pourrons les utiliser, mais sans fantassins, ce ne sera pas pendant longtemps…
— C’est pour ça qu’on va courir, fit Talmanes.
Il se retourna, esquissa un pas et faillit s’étaler.
— Et je crois que… Eh bien, que j’aurai besoin d’un cheval.
Moghedien prit pied sur la plate-forme de pierre qui flottait au milieu d’une vaste étendue d’eau. Bleu et vitreuse, cette onde frémissait sous la brise, mais on ne distinguait pas de vague. Et aucune côte n’était en vue.
Les mains croisées dans le dos, Moridin se tenait au bord de la plate-forme. Devant lui, la mer brûlait. Pas une once de fumée n’en montait, mais on sentait la chaleur et l’eau, autour de la plate-forme, produisait de la vapeur en sifflant.
Un cercle de pierre au milieu d’un océan infini… De l’eau en feu… Dans ses fantaisies oniriques, Moridin avait toujours aimé créer des configurations impossibles.
— Assise ! ordonna-t-il sans se retourner.
Moghedien obéit, se laissant tomber sur un des quatre sièges qui venaient d’apparaître au centre de la plate-forme. Dans le ciel bleu limpide, le soleil en était aux trois quarts de la course vers son zénith.
Depuis quand l’Élue n’avait-elle plus vu le soleil en Tel’aran’rhiod ? Ces derniers temps, la tempête noire omniprésente obscurcissait tout. Cela dit, ce n’était pas totalement Tel’aran’rhiod… Ni le rêve de Moridin, d’ailleurs. Il s’agissait… Eh bien, d’un mélange des deux. Comme une sorte d’appentis adossé au Monde des Rêves. Une bulle où fusionnaient deux réalités.
Moghedien portait une robe noir et or. De la dentelle, sur les manches, rappelait une toile d’araignée. Mais vaguement… Il ne fallait jamais insister trop lourdement sur un thème.
Une fois assise, l’Élue tenta de présenter l’image même de la confiance et de la maîtrise de soi. Naguère, ça lui était naturel. Désormais, ces deux qualités lui échappaient, comme quand on tentait de saisir au vol des graines de pissenlit, si légères qu’on ne pouvait jamais refermer la main dessus. Furieuse contre elle-même, Moghedien serra les dents. Bon sang, elle était une des Élus ! Devant elle, des rois avaient éclaté en sanglots tandis que des armées tremblaient de peur. Son nom, des générations de mères l’avaient utilisé pour terroriser leurs rejetons. Et maintenant…
Portant une main à son cou, elle y trouva son pendentif. Elle savait qu’il y serait, mais le toucher la rassurait et la calmait.
— Ne t’habitue pas trop à l’avoir, dit Moridin.
Le vent lui soufflait au visage, faisant onduler l’océan immaculé. Moghedien crut entendre des cris charriés par cette brise.
— Tu n’es pas totalement pardonnée, Moghedien. Te voilà en probation, plutôt… À ton prochain échec, je donnerai peut-être le piège mental à Demandred.
Moghedien haussa les épaules.
— Mortellement ennuyé, il le jetterait au loin. Demandred ne veut qu’une chose : al’Thor. Tout ce qui ne le conduit pas à sa cible lui semble sans intérêt.
— Tu le sous-estimes, fit Moridin. Le Grand Seigneur est content de lui. Très content, même. De toi, en revanche…
Moghedien se recroquevilla sur son siège, de nouveau soumise à la torture. Une douleur telle que peu d’êtres en ce monde en avaient connu. Bien au-delà de ce qu’un corps aurait dû supporter. Tenant le cour’souvra, elle s’unit au saidar, ce qui la soulagea un peu.
Avant, canaliser le Pouvoir à proximité de son cour’souvra était un calvaire. Depuis qu’elle le portait et non Moridin, ce n’était plus pareil.
Ce n’est pas simplement un pendentif, se redit-elle sans lâcher le bijou. C’est mon âme !
Son âme si obscure ! Comment aurait-elle pu imaginer qu’elle serait un jour soumise à un tel artefact ? N’était-elle pas l’Araignée, celle qui se montrait prudente en tout ?
Elle leva son autre main et la posa sur celle qui serrait le cour’souvra. S’il tombait, que se passerait-il ? Et si quelqu’un le volait ? Non, elle ne le perdrait pas. Elle ne pouvait pas le perdre.