C’est donc ce que je suis devenue ? pensa-t-elle, révulsée. Je dois me ressaisir, d’une façon ou d’une autre.
Elle se força à ne plus penser au piège mental.
L’Ultime Bataille était commencée. Déjà, des Trollocs déferlaient sur les terres du Sud. Une nouvelle guerre des Ténèbres, n’était qu’elle était la seule, avec les autres Élus, à connaître les secrets les mieux enfouis du Pouvoir de l’Unique. Ceux qu’elle n’avait pas été contrainte de révéler à ces horribles femmes…
Non, ne pense pas à ça !
La douleur, la torture, l’échec…
Dans la guerre actuelle, ils n’affrontaient pas les Cent Compagnons – donc, pas d’Aes Sedai bénéficiant de siècles de compétences et d’expérience. Elle montrerait sa valeur, et toutes ses erreurs passées lui seraient pardonnées.
Moridin continuait à contempler les impossibles flammes. Les seuls sons, ici, étaient ceux du feu et des eaux qui bouillonnaient. Tôt ou tard, Moridin finirait bien par lui révéler pourquoi il l’avait convoquée, pas vrai ? Ces derniers temps, il se comportait de plus en plus bizarrement. Comme si sa folie était revenue. Jadis, l’homme appelé Moridin – ou Ishamael, ou encore Elan Morin Tedronai – aurait été ravi de contrôler un cour’souvra lui permettant de martyriser une rivale. Sans cesse, il aurait inventé des punitions, gardant Moghedien sur des charbons ardents.
Au début, ça s’était bien passé ainsi. Mais très vite, ça ne l’avait plus intéressé. De plus en plus souvent, il restait seul à contempler les flammes et à broyer du noir. Du coup, les punitions qu’il avait infligées à Moghedien et à Cyndane s’étaient révélées… routinières.
Quand il était dans cet état d’esprit, Moghedien trouvait Moridin encore plus dangereux.
Un portail apparut d’un côté de la plate-forme.
— Devons-nous vraiment faire ça chaque jour, Moridin ? s’enquit Demandred en traversant le passage pour entrer dans le Monde des Rêves.
Grand et beau, les cheveux noirs et le nez proéminent, il gratifia Moghedien d’un bref regard, remarqua le piège mental, autour de son cou, et continua :
— J’ai des choses importantes en cours, et tu m’interromps…
— Tu dois rencontrer certaines personnes, Demandred, dit Moridin. Sauf si le Grand Seigneur t’a nommé Nae’blis sans me prévenir, tu dois faire ce que je te dis. Tes… distractions attendront.
Demandred se rembrunit, mais il n’insista pas. Laissant le portail se refermer, il se campa au bord de la plate-forme et contempla la mer. Soudain, il plissa le front.
Qu’y avait-il dans l’eau ? Moghedien n’avait pas regardé, et elle se sentit stupide. Qu’était devenue sa légendaire prudence ?
Demandred approcha d’un siège, à côté d’elle, mais il ne s’assit pas. Debout, il étudia le dos de Moridin.
Que faisait donc Demandred de si important ? Depuis qu’elle était liée au piège mental, Moghedien accomplissait toutes les volontés du Nae’blis. Mais elle n’avait rien découvert sur Demandred.
L’Élue frissonna en songeant aux mois passés sous le joug de Moridin.
Je me vengerai…
— Tu laisses Moghedien en liberté, constata Demandred. Qu’en est-il de cette… Cyndane ?
— Son sort ne te regarde pas.
Moghedien avait bien sûr remarqué que Moridin portait toujours le cour’souvra de Cyndane. Cyndane… Dans l’ancienne langue, ce nom signifiait « dernière chance ». Mais la vraie nature de cette femme comptait parmi les secrets que l’Araignée avait découverts. Moridin en personne avait sauvé Lanfear de Sindhol, l’arrachant aux griffes des créatures qui se gorgeaient de son aptitude à canaliser le Pouvoir.
Afin de la secourir, mais aussi de la punir, Moridin l’avait tuée. Ainsi, le Grand Seigneur avait pu se réapproprier son âme et la transférer dans un autre corps. Une méthode brutale, mais très efficace. Le genre de solution que le Grand Seigneur privilégiait.
Moridin étant concentré sur les flammes – et Demandred sur le Nae’blis –, Moghedien saisit l’occasion de se lever et d’avancer jusqu’au bord de la plate-forme. Autour, l’eau était parfaitement limpide, laissant voir les gens qui y flottaient, les jambes liées à quelque chose, dans les profondeurs, et les bras attachés dans le dos. Des corps qui dérivaient comme du varech.
Il y en avait des milliers. Tous levaient au ciel des yeux ronds de terreur. Piégés dans une noyade sans fin, ils n’étaient pas morts, n’auraient pas le droit de crier, mais chercheraient pour l’éternité à inspirer de l’air alors qu’ils n’auraient que de l’eau.
Sous les yeux de Moghedien, une silhouette sombre jaillit des fonds marins, s’empara d’un des damnés et l’entraîna avec elle. Du sang colora l’eau, ce qui augmenta l’angoisse et la frénésie des autres suppliciés.
Moghedien en sourit d’aise. Voir souffrir quelqu’un d’autre qu’elle lui mettait du baume au cœur. Ces gens n’étaient peut-être pas réels, mais il pouvait aussi s’agir de personnes qui avaient mal servi le Grand Seigneur.
Un autre portail s’ouvrit sur un côté de la plate-forme, et une femme inconnue en sortit. Dotée de traits hautement déplaisants, cette créature arborait un nez crochu et en même temps bulbeux, et des yeux pâles qui louchaient atrocement. Très bien coupée, sa jolie robe de soie jaune mettait en valeur sa repoussante laideur.
Moghedien ricana et retourna s’asseoir. Pourquoi Moridin acceptait-il qu’une inconnue assiste à une de leurs réunions ? Cette femme était capable de canaliser. Donc, il devait s’agir d’une de ces idiotes inutiles qui se faisaient appeler Aes Sedai dans cet Âge.
Possible, pensa Moghedien, mais elle est très puissante…
Comment avait-elle pu rater, parmi les sœurs, une femme si redoutable ? Ses agents avaient repéré au premier coup d’œil Nynaeve – cette pitoyable gamine –, et laissé passer cette vieille peau ?
— C’est la personne que tu veux nous faire rencontrer ? lâcha Demandred avec une moue méprisante.
— Non, répondit distraitement Moridin. Hessalam, tu la connais déjà.
Hessalam ? « Sans pitié », dans l’ancienne langue.
La harpie soutint le regard de Moghedien, qui trouva quelque chose de familier dans sa façon de se tenir.
— J’ai du pain sur la planche, Moridin, dit la femme. J’espère que…
Moghedien sursauta. Le timbre de cette vieille…
— Ne me parle pas ainsi, lâcha Moridin sans se retourner ni hausser la voix. Ne te le permets avec aucun de nous. À cette heure, même Moghedien est plus en grâce que toi.
— Graendal ? demanda Moghedien, les sangs glacés.
— N’utilise pas ce nom ! fit Moridin en se retournant. (Les eaux brûlèrent de plus belle.) Elle en a été dépouillée.
Graendal – non, Hessalam – s’assit sans accorder un regard de plus à Moghedien. Oui, sa silhouette et sa gestuelle concordaient. C’était bien elle…
Moghedien en eut l’âme toute réjouie. Graendal avait toujours utilisé sa superbe apparence comme une arme. Eh bien là, c’était une arme répulsive. Quel juste retour des choses ! Dans cette enveloppe charnelle, Graendal devait littéralement se tordre de douleur et de rage. Qu’avait-elle donc fait pour mériter une telle punition ? La grandeur de Graendal – son autorité et tous les mythes qui couraient à son sujet – était liée à sa beauté. Qu’en restait-il, à présent ? Allait-elle devoir se mettre en quête de laiderons pour reconstituer sa collection de « chiots » ? Des êtres contrefaits à la hauteur de sa hideur ?