— Où… ? Où en sommes-nous ?
— Nous sommes coincés, seigneur, annonça Melten, l’air sinistre.
À l’évidence, il les pensait tous perdus.
— Dennel et Guybon se querellent au sujet d’une ultime utilisation des dragons. Aludra, elle, trie les charges explosives.
Une fois debout, Talmanes s’était appuyé à Melten. Devant lui, deux mille personnes se massaient sur la grand-place de Caemlyn. On eût dit des voyageurs perdus dans des terres sauvages par une nuit glaciale et cherchant à partager leur chaleur corporelle.
Dennel et Guybon avaient disposé les dragons en un demi-cercle visant le centre de la ville. Derrière, les citadins attendaient la fin.
Les Bras Rouges se consacraient en grande partie à servir les armes d’Aludra. Pour chacune, il fallait trois hommes – mais tous, dans la Compagnie, avaient eu l’occasion de s’entraîner.
Si les bâtiments environnants étaient en feu, la lueur des flammes se comportait bizarrement. Pourquoi n’atteignait-elle pas les rues, qui semblaient vraiment trop sombres, comme si on les avait peintes ? À croire que…
Talmanes battit des paupières pour chasser les larmes de douleur qui lui brouillaient la vue. Oui, maintenant, il comprenait ! Les rues grouillaient de Trollocs qui avançaient vers les dragons pointés sur eux.
Pour le moment, quelque chose retenait les monstres.
Ils attendent d’être tous réunis, pour une charge massive…
Des cris et des grognements retentirent dans le dos du militaire. Il pivota sur lui-même, mais dut s’accrocher au bras de Melten pour ne pas tomber. Là, il attendit que le monde veuille bien cesser de tourner.
La douleur était… impensable. Comme les flammes qui montent des charbons d’une forge. Cette souffrance le dévorait de l’intérieur, mais bientôt, elle n’aurait plus grand-chose à se mettre sous la dent.
Quand le monde se fut stabilisé, Talmanes vit d’où venaient les grognements. Alors que la place jouxtait le mur d’enceinte, les citadins et les soldats s’en tenaient très loin. Rien de plus logique, car des Trollocs y étaient perchés, formant comme une haie de vermine. Leurs armes brandies, ils invectivaient les résistants.
— Ils jettent leurs lances sur quiconque approche trop, dit Melten. Nous espérions atteindre le mur, puis le longer jusqu’à la porte, mais là, c’est impossible. Et tous les autres chemins sont bloqués.
Aludra approcha de Guybon et Dennel.
— Les charges, dit-elle moins doucement qu’elle l’aurait dû, je peux les placer sous les dragons. En explosant, elles les détruiront. Mais elles blesseront aussi salement les gens…
— Fais-le, dit Guybon d’une voix étouffée. Ce que les Trollocs infligeraient à ces malheureux serait pire, et nous ne pouvons pas laisser nos armes entre les mains de l’ennemi. C’est ce qu’attendent ces monstres. Leurs chefs espèrent qu’un assaut massif leur permettra de nous submerger et de s’emparer des dragons.
— Ils attaquent ! lança un soldat posté près des dragons. Par la Lumière, ils arrivent !
Comme une coulée de vermine noire, les Créatures des Ténèbres se déversaient dans les rues. Une marée de dents, d’ongles, de griffes et d’yeux trop humains. Avides de tuer, les Trollocs accouraient de toutes parts.
Talmanes lutta pour inspirer à fond.
Sur le mur d’enceinte, des cris excités retentirent.
Nous sommes encerclés, pensa Talmanes. Acculés à la muraille et pris dans une nasse. Nous…
Acculés à la muraille…
— Dennel ! beugla Talmanes pour couvrir le vacarme.
Le capitaine des dragons se détourna de ses hommes, qui tenaient tous un allume-feu, attendant l’ordre de tirer.
Talmanes prit une seconde inspiration qui mit le feu à ses poumons.
— Dennel, tu m’as bien dit que tu pouvais abattre une fortification en quelques tirs ?
— Et c’est la stricte vérité… Mais nous n’essayons pas d’entrer quelque part…
Il s’interrompit, piteux.
Par la Lumière, soupira intérieurement Talmanes. Nous sommes si épuisés… Nous aurions dû voir ce qui nous sautait aux yeux !
— Escouade de Ryden ! Oui, vous, au milieu de la formation ! Tournez les dragons de cent quatre-vingts degrés ! Les autres, gardez votre position et tirez sur les Trollocs qui attaquent. Exécution, vite !
Dans un concert de grincements de roues, Ryden et ses hommes se hâtèrent de faire pivoter leurs dragons. Les autres armes martelèrent les rues qui débouchaient sur la place.
Terrorisés par le boucan, les citadins crièrent en se couvrant les oreilles avec les mains. De fait, on eût juré que la fin du monde était proche.
Quand les « œufs » des dragons explosèrent dans leurs rangs, des centaines de Trollocs tombèrent comme des quilles.
Tandis qu’une fumée blanche montait de la gueule des cylindres de bronze, Ryden et ses gars finirent de mettre leurs dragons en batterie. Morts de peur, une bonne partie des citadins se jetèrent au sol, dégageant la ligne de tir.
Alors que les autres armes continuaient à massacrer les attaquants, celles de Ryden se pointèrent toutes sur la même section du mur sur lequel grouillaient des monstres.
— Qu’on me donne un de ces fichus allume-feu ! cria Talmanes en tendant la main.
Un des servants obéit. S’écartant de Melten – en un tel moment, il convenait de tenir debout seul –, Talmanes approcha d’un dragon.
Guybon vint lui barrer le chemin. Aux oreilles bourdonnantes de Talmanes, sa voix parut presque inaudible.
— Ces murs sont debout depuis des centaines d’années ! Ma pauvre ville… Ma pauvre, pauvre ville…
— Ce n’est plus ta cité, mon ami, fit Talmanes. À présent, c’est la leur.
Il brandit son allume-feu – un geste de défi aux Trollocs perchés sur le mur. Dans son dos, une capitale de légende brûlait.
— Oui, c’est la leur.
Talmanes agita son allume-feu dans les airs, y laissant une traînée rouge. À son signal, tous les dragons de Ryden tirèrent.
Alors que le mur explosait comme un château de cubes construit par un enfant quand on y flanque un grand coup de pied, des Trollocs – des morceaux de Trollocs, plutôt – volèrent dans les airs.
Vacillant sur ses jambes, sa vue de plus en plus floue, Talmanes constata quand même que la muraille d’enceinte s’effondrait vers l’extérieur.
Quand il s’écroula, juste avant de perdre connaissance, il eut le sentiment que la terre tremblait à cause de l’impact de son corps sur les pavés.
1
Soufflant vers l’est, ce vent…
La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.
Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler au-dessus des pics des montagnes de la Brume. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.
Soufflant vers l’est, il dévalait des versants abrupts et survolait des collines désolées. Ensuite, il traversait un endroit nommé le bois de l’Ouest, un site qui regorgeait naguère de pins et de lauréoles. Désormais, on n’y trouvait plus que broussailles emmêlées entourant un des rares chênes survivants. Leur écorce fissurée et leurs branches en berne, ces arbres malades se ratatinaient chaque jour un peu plus. Ailleurs, les aiguilles tombées des pins couvraient le sol d’un tapis ocre. Dans le bois de l’Ouest, plus aucune branche ne portait de bourgeons.