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S’orientant vers le nord-est, ce vent balayait des buissons qui craquaient sinistrement sous ses assauts. Dans une nuit d’encre, des renards décharnés cherchaient en vain une proie ou une charogne. Ici, aucun oiseau printanier ne s’était montré. Plus grave encore, les cris des loups ne retentissaient nulle part.

Sortant du bois, ce vent s’engouffrait dans les rues de Bac-sur-Taren. Enfin, de ce qui en restait. Selon les critères locaux, il s’agissait jusque-là d’une belle et grande ville. Sur leurs fondations en pierre rouge, des bâtiments noirs flanquaient les rues pavées. Oui, une belle ville érigée à l’orée du territoire de Deux-Rivières.

Depuis beau temps, la fumée ne montait plus des carcasses des bâtiments carbonisés. Partout, il ne restait pas grand-chose à reconstruire. Dans les ruines, les chiens errants en quête de pitance levèrent leurs yeux brillants de voracité vers ce vent qui ébouriffait leurs poils au passage.

Toujours en direction de l’est, le vent traversait le cours d’eau. Au-delà, sur la route qui menait de Baerlon à Pont-Blanc, des groupes de réfugiés munis de torches avançaient malgré l’heure tardive. Des colonnes de malheureux aux épaules voûtées et à la tête baissée. Certains arboraient la peau cuivrée des Domani, leurs vêtements en lambeaux soulignant à quel point ils avaient souffert en traversant les montagnes avec un minimum de vivres.

D’autres exilés venaient d’encore plus loin. Des Tarabonais aux yeux hagards au-dessus de leur voile crasseux. Des fermiers et leur famille partis du nord du Ghealdan. Tous attirés par une rumeur insistante : en Andor, il y avait de quoi manger. En Andor, il restait de l’espoir.

Jusque-là, ils n’avaient trouvé ni l’un ni l’autre…

Encore en direction de l’est, le vent rasait le fleuve qui serpentait entre des fermes stériles, des plaines sans herbe et des vergers privés de fruits.

Des villages abandonnés. Des arbres squelettiques… Souvent, des corbeaux se perchaient dans leurs branches. Au sol, des lapins décharnés et de rares animaux plus gros, tout aussi maigres, erraient dans la végétation agonisante.

Au-dessus, les nuages noirs omniprésents recouvraient comme un linceul les Terres Dévastées. Par moments, on aurait été incapable de dire s’il faisait nuit ou si c’était le jour.

À l’approche de Caemlyn, la mégalopole, ce vent bifurquait vers le nord, loin de la ville en feu d’où montaient des colonnes de fumée noire, orange ou rouge qui venaient s’unir aux nuages. Dans la quiétude d’une nuit, la guerre avait déferlé sur Andor comme un raz-de-marée.

Très bientôt, les réfugiés découvriraient qu’ils marchaient en réalité vers le danger. Rien de surprenant, en fait. Le péril était partout. Pour ne pas aller dans sa direction, une seule solution : rester où on était.

En filant vers le nord, le vent survolait des gens assis au bord de la route, seuls ou par petits groupes, regard voilé par le désespoir. Certains s’étaient couchés, vaincus par la faim, et sondaient le ciel noir en attendant la mort.

Mais beaucoup avançaient encore, inlassables. Vers quoi, ils auraient été incapables de le dire. L’Ultime Bataille qui aurait lieu au nord, peut-être. Quoi que ça puisse vouloir dire. Mais l’Ultime Bataille n’était pas synonyme d’espoir. Au contraire, elle promettait la mort. Pourtant, c’était une destination recommandée, en quelque sorte. Un endroit où il fallait être.

Toujours dans l’obscurité, le vent survolait une grande assemblée, au nord de Caemlyn. Sur un terrain découvert immense, des tentes se dressaient comme des champignons le long d’un tronc pourri. Autour de feux de camp qui avaient signé l’arrêt de mort de presque tous les arbres du coin, des soldats se réchauffaient.

Le vent souffla entre eux, leur projetant au visage la fumée des flambées. Ici, les gens ne semblaient pas désespérés, à l’inverse des réfugiés – mais une sainte terreur leur nouait l’estomac. Devant la désolation des terres, et sous un ciel de cauchemar, ils savaient. Oui, ils savaient.

Le monde agonisait.

Les yeux rivés sur les flammes, ces militaires, braise après braise, voyaient tout ce qui vivait naguère se transformer en cendres.

Une entière compagnie inspectait des armures attaquées par la rouille alors qu’on les avait toujours soigneusement huilées. En robe blanche, des Aiels se chargeaient de puiser de l’eau. Leur toh acquitté, ces anciens guerriers refusaient de reprendre les armes.

Un peu plus loin, terrifiés à l’idée de la guerre qui couvait entre la Tour Blanche et le Dragon Réincarné, des domestiques s’affairaient sous des tentes secouées par le vent. Dans la nuit, les hommes et les femmes se soufflaient la vérité à l’oreille.

La fin est là. La fin est là. Tout disparaîtra. Oui, c’est la fin.

Un rire faisait aussi vibrer l’air.

Au centre du camp, une chaude lumière sourdait du rabat et des flancs d’une grande tente.

À l’intérieur, Rand al’Thor – le Dragon Réincarné – riait aux éclats, la tête inclinée en arrière.

— Alors, qu’a-t-elle fait ? demanda-t-il quand il se fut un peu calmé.

Il se servit un gobelet de vin puis en remplit un autre pour Perrin, rouge comme une pivoine à cause de cette question.

Il est devenu plus fort, songea Rand, mais il n’a pas perdu sa fameuse innocence. Pas complètement, en tout cas.

Aux yeux du Dragon, c’était un miracle – comme de découvrir une perle dans une truite. Perrin était puissant, mais sa puissance ne l’avait pas brisé.

— Eh bien, fit-il, tu sais comment est Marin. Elle a réussi à regarder le vieux Cenn comme s’il était un gamin en quête d’une mère. Et quand elle nous a trouvés, Faile et moi, étendus sur le sol comme deux jeunes idiots… Selon moi, elle hésitait entre se tordre de rire ou nous envoyer faire la vaisselle dans la cuisine. Séparément, pour nous épargner des ennuis.

Rand sourit et tenta d’imaginer la scène. Perrin, un costaud entre les costauds, si faible qu’il pouvait à peine marcher. Une image incongrue, vraiment. Rand aurait juré que son vieil ami exagérait – n’était que Perrin, sur son crâne, n’arborait pas un seul cheveu qui ne fût pas rigoureusement honnête.

Extérieurement, un homme pouvait changer du tout au tout. À l’intérieur, il restait tel qu’en lui-même.

— Quoi qu’il en soit, fit Perrin après avoir bu une gorgée de vin, Faile m’a forcé à me redresser puis à me percher sur mon cheval. Alors, nous avons tous les deux pris un air important. Moi, je n’avais pas fait grand-chose. Le combat, ce sont les autres qui l’ont mené. Dans mon état, j’aurais eu du mal à porter un gobelet à mes lèvres. (Perrin se tut, les yeux perdus dans le vide.) Tu devrais être fier d’eux, Rand. Sans Dannil, ton père et celui de Mat – sans eux tous, en réalité –, je n’aurais pas accompli la moitié de ce que j’ai fait. Non, le dixième…

— Je te crois, assura Rand.

Puis il baissa les yeux sur son vin. Lews Therin adorait cette boisson. Au plus profond de Rand – où il gardait les souvenirs de l’homme qu’il avait été –, quelque chose tempêtait contre ce cru. Mais dans le monde actuel, très peu de vins pouvaient prétendre à la qualité des nectars de l’Âge des Légendes. Selon son expérience, en tout cas.

Il but une gorgée puis posa son gobelet. Dans un autre « compartiment » de la tente, délimité par un rideau, Min dormait encore. Rand, lui, avait été réveillé par certains événements, dans ses rêves. Par bonheur, l’arrivée de Perrin lui avait permis de penser à autre chose.

Mierin…

Non, il ne se laisserait pas distraire par cette femme. C’était probablement le but de ce qu’il avait vu…

— Viens marcher un peu avec moi, dit-il à Perrin. Je dois contrôler certaines choses, pour demain.