Les deux amis sortirent dans la nuit. Aussitôt, plusieurs Promises leur emboîtèrent le pas.
Rand se dirigea vers Sebban Balwer, que Perrin lui avait « prêté ». Une situation qui satisfaisait le secrétaire, enclin à graviter autour des puissants.
Une main sur son marteau de guerre, Perrin prit une grande inspiration.
— Rand, je t’ai déjà tout raconté au sujet du siège de Deux-Rivières et des combats… Pourquoi m’avoir reposé la question ?
— Je t’ai déjà interrogé sur ces événements, c’est vrai. À propos des faits, oui. Mais pas sur les gens qui les ont vécus.
Après avoir invoqué un globe lumineux pour leur éclairer le chemin, Rand dévisagea son ami.
— Il faut que je me souvienne des gens. Omettre de le faire est une erreur que j’ai trop souvent commise par le passé.
Plutôt vif, le vent charriait l’odeur des feux du camp de Perrin, tout proche, et les sons des forgerons qui fabriquaient des lames. Rand avait entendu parler de cette affaire. L’art de forger des armes avec le Pouvoir soudain redécouvert ! Les gars de Perrin travaillaient d’arrache-pied, épuisant leurs deux Asha’man, afin de fabriquer le plus d’exemplaires possible.
Rand avait prêté à Perrin tous les Asha’man dont il pouvait se passer. Parce que les Promises, une fois au courant, avaient défilé devant lui en exigeant des fers de lance forgés par le Pouvoir.
— C’est une demande raisonnable, Rand al’Thor, avait argumenté Beralna. Ces forgerons peuvent fabriquer quatre fers de lance pour une seule épée.
En prononçant le mot « épée », la Promise avait grimacé, comme s’il lui laissait un goût d’eau de mer dans la bouche.
Rand n’avait jamais bu d’eau de mer. Au contraire de Lews Therin. Naguère, de tels détails le dérangeaient beaucoup. À présent, il acceptait cette part de lui-même.
— Tu peux croire ce qui nous est arrivé ? demanda Perrin. Parfois, je me demande si le propriétaire des superbes vêtements que je porte ne va pas me fondre dessus pour m’enguirlander. Puis m’envoyer nettoyer les écuries histoire de me punir d’avoir la grosse tête.
— La Roue tisse comme elle l’entend, Perrin. Nous sommes devenus… ce qu’il fallait que nous devenions.
Alors que les deux hommes zigzaguaient entre les tentes à la lumière du globe de Rand, Perrin hocha gravement la tête.
— Qu’est-ce que ça change ? demanda-t-il. Tous ces souvenirs que tu as en plus ?
— As-tu déjà fait un rêve dont, en te réveillant, tu te rappelles tous les détails ? Pas un songe qui s’effiloche en quelques secondes, mais un qui t’accompagne toute la journée ?
— Oui, ça m’arrive, fit Perrin, soudain sur la défensive.
— Eh bien, c’est ce que ça me fait… Je me souviens d’avoir été Lews Therin et d’avoir agi de telle ou telle façon. Comme dans un rêve. Ce sont mes actes, même si je ne les approuve pas toujours. Souvent, je sais que je ne les aurais pas commis dans mon état « éveillé ». Mais comprends bien : dans le « songe », ils paraissent tout à fait justifiés. Ça, c’est une constante.
Perrin acquiesça.
— Il est moi, continua Rand, et je suis lui. En même temps, je ne le suis pas.
— En tout cas, tu sembles être resté toi-même…
Rand crut entendre un peu d’hésitation dans la voix de son ami. Perrin voulait-il dire qu’il avait gardé la même odeur ?
— Bref, tu n’as pas beaucoup changé.
Rand doutait de pouvoir tout expliquer à Perrin sans passer pour un fou. L’homme qu’il devenait quand il enfilait le manteau du Dragon Réincarné… Eh bien, il ne jouait pas simplement un rôle et ne portait pas simplement un masque.
Voilà ce qu’il était. Il n’avait pas changé et ne s’était pas métamorphosé non plus. Il avait accepté sa nature.
De là à penser qu’il détenait toutes les réponses… Même avec quatre siècles de souvenirs entreposés dans sa mémoire, il s’interrogeait toujours sur ce qu’il devait faire. Lews Therin ignorait comment sceller la brèche, et sa tentative avait conduit à un désastre. La souillure, la Dislocation, tout ça pour une prison imparfaite dont les sceaux étaient ébréchés…
Une réponse tournait en boucle dans la tête de Rand. Une réponse dangereuse que Lews Therin n’avait jamais envisagée.
Et si la solution ne consistait pas à emprisonner de nouveau le Ténébreux ? Si la réponse ultime était autre chose ? Une mesure plus permanente.
Oui, pensa Rand pour la centième fois. Ce serait bien, mais est-ce possible ?
Ils atteignirent enfin la tente où les fonctionnaires travaillaient. Alors que les Promises se déployaient dans leur dos, ils entrèrent. Les administratifs étaient encore là, comme toujours, et ils ne furent pas surpris d’avoir des visiteurs.
— Seigneur Dragon, salua Balwer.
Debout derrière une table couverte de cartes et d’autres documents, le petit homme sec comme une trique triait nerveusement sa paperasse. À travers un trou, dans la manche de son manteau bien trop grand, on apercevait un coude osseux.
— Au rapport ! ordonna Rand.
— Roedran sera là, annonça Balwer. La reine d’Andor l’a fait venir en lui promettant des portails ouverts par des membres de la Famille. Nos agents infiltrés à sa cour notent qu’il est furieux d’avoir besoin de l’aide d’Elayne pour être présent. Mais il veut assister à tout prix à cette réunion pour ne pas donner l’impression d’être laissé de côté.
— Excellent, fit Rand. Elayne ne sait pas que vous avez des espions chez Roedran ?
— Seigneur ! s’écria Balwer, indigné.
— Avez-vous démasqué les espions qui travaillent pour elle au sein de nos rangs ?
Balwer s’étrangla à moitié.
— Personne ne…
— Il doit y en avoir, Balwer, coupa Rand avec un sourire. C’est elle qui m’a appris ces choses-là, après tout. Mais qu’importe ! Dès demain, mes intentions seront limpides pour tout le monde. Plus besoin de secrets.
À part ceux que je garde au plus près de mon cœur…
— En clair, intervint Perrin, ça veut dire que tout le monde sera là pour la réunion, c’est ça ? Chaque dirigeant majeur. Ceux de Tear et de l’Illian aussi ?
— La Chaire d’Amyrlin a convaincu tous les dirigeants de venir, annonça Balwer. J’ai des copies de leur correspondance, si ça vous intéresse, mes seigneurs.
— J’y jetterai un coup d’œil, dit Rand. Fais-moi envoyer ça sous ma tente. Je regarderai pendant la nuit…
Le sol trembla sans crier gare. Affolés, les fonctionnaires tentèrent de protéger leurs montagnes de documents. Autour d’eux, des meubles s’écrasaient sur le sol.
Dehors, à peine audibles sous le vacarme des arbres qui se brisaient, des hommes criaient et du métal cliquetait.
La terre poussa un grognement étouffé.
Rand eut le sentiment qu’elle gémissait en lui.
Comme une promesse de drames à venir, le tonnerre grondait dans le lointain.
Déterminés, les fonctionnaires s’accrochaient à leurs piles de documents.
Nous y sommes…, pensa Rand. Je ne suis pas prêt – les autres non plus –, mais nous y sommes.
Des mois durant, il avait redouté ce jour. Bien avant ça, même, à l’époque où Lan et Moiraine l’avaient arraché à Deux-Rivières, il craignait ce qui se profilait.
L’Ultime Bataille. La fin… Maintenant qu’on y était, il se découvrait sans peur. Inquiet, oui, mais pas affolé.
C’est pour toi que je suis là, pensa-t-il.
— Avertissez les nôtres, dit Rand en regardant ses érudits. Les séismes continueront et les tempêtes ne cesseront pas. Le monde sera de nouveau attaqué, et nous ne pourrons pas l’éviter. Le Grand Seigneur réduira tout en poussière.