Les fonctionnaires se regardèrent, l’air inquiet. Perrin semblait troublé, mais il hocha néanmoins la tête.
— D’autres nouvelles fraîches ? demanda Rand.
— Ce soir, seigneur, il se peut que la reine d’Andor prépare quelque chose, souffla Balwer.
— « Prépare quelque chose » ? répéta Rand. Ce n’est pas très précis, Balwer.
Le petit secrétaire fit la grimace.
— Désolé, seigneur, mais je n’ai rien de mieux à proposer. Ces notes, je viens juste de les recevoir. La reine a été réveillée par l’un de ses conseillers. Pour savoir ce qu’il en est, je n’ai personne d’assez proche d’elle.
Rand plissa le front et posa la main sur l’épée de Laman accrochée à sa taille.
— C’était peut-être juste pour parler de demain, avança Perrin.
— Possible, oui… Balwer, si vous en apprenez plus, faites-le-moi savoir. Merci, en tout cas. Vous vous en sortez très bien.
Le petit secrétaire bomba le torse. En des jours si sombres, chaque homme cherchait quelque chose d’utile à faire. Dans son domaine, Balwer était le meilleur, et il avait confiance en ses capacités. Cela dit, entendre sa valeur confirmée par un employeur ne faisait jamais de mal – surtout quand ce « patron » était le Dragon Réincarné.
Rand sortit de la tente et Perrin le suivit.
— Tu es inquiet, dit le mari de Faile. Au sujet de ce réveil nocturne d’Elayne ?
— Sans une très bonne raison, on ne l’aurait pas tirée du sommeil. Surtout dans son état.
Enceinte ! Enceinte de ses enfants ! Et il venait juste de l’apprendre. Pourquoi ne le lui avait-elle pas annoncé elle-même ?
La réponse était simple. Elayne pouvait sentir les émotions de Rand, comme il captait les siennes. Elle avait dû découvrir dans quel état il se trouvait, récemment. Avant le pic du Dragon. Lorsque…
Bref, elle n’avait pas dû vouloir lui mettre la pression avec une grossesse alors qu’il allait si mal. De plus, il avait tout fait pour ne pas être facile à trouver.
Pourtant, c’était un choc.
Je vais être père, pensa-t-il pour la centième fois.
Lews Therin aussi avait eu des enfants, et il se souvenait de l’amour qu’il leur portait. Mais c’était différent…
Lui, Rand al’Thor, serait un vrai père. S’il remportait la victoire…
— Non, ils ne l’auraient pas réveillée sans une bonne raison, répéta-t-il. Je ne suis pas inquiet au sujet de ce qui s’est passé, mais à cause de la diversion que ça pourrait cacher. Demain, nous vivrons une journée historique. Si le Ténébreux a la moindre idée de l’importance de cette réunion, il fera tout pour l’empêcher.
Perrin se gratta la barbe.
— Auprès d’Elayne, j’ai des gens qui sont mes yeux et mes oreilles.
Rand leva une main.
— Allons leur parler. Ce soir, j’ai beaucoup à faire, mais… Oui, je peux prendre le temps.
D’un pas vif, les deux amis se dirigèrent vers le camp de Perrin. Tels des spectres voilés et armés de lances, les Promises les suivirent.
La nuit semblait trop paisible. Sous sa tente, Egwene rédigeait une lettre pour Rand – sans être certaine de l’envoyer. Mais ça n’avait aucune importance. L’écrire l’aidait à mettre de l’ordre dans ses pensées. Ainsi, elle saurait très exactement ce qu’elle entendait lui dire.
Dans un bruissement de cape-caméléon, Gawyn entra de nouveau, la main sur son épée.
— Tu vas rester, cette fois ? lui demanda Egwene en plongeant sa plume dans l’encrier. Ou tu repars tout de suite ?
— Egwene, je n’aime pas cette nuit… (Gawyn regarda par-dessus son épaule.) Quelque chose cloche…
— Le monde retient son souffle dans l’attente de ce qui se passera demain. As-tu fait contacter Elayne, comme je te l’ai demandé ?
— Oui. Mais elle doit dormir. Il est bien trop tard pour elle.
— Nous verrons…
Peu après, un messager arriva du camp andorien, porteur d’une missive pliée. Egwene la lut puis sourit.
— Viens avec moi, dit-elle en se levant.
Elle rassembla quelques objets puis, d’un geste, fit apparaître un portail.
— On Voyage ? s’étonna Gawyn. C’est à quelques pas d’ici.
— Si nous y allons à pied, la Chaire d’Amyrlin devra demander une audience à la reine d’Andor.
Gawyn traversa le premier et s’assura que tout allait bien de l’autre côté.
— Parfois, je tiens à agir discrètement, pour que les gens ne se posent pas de questions.
Siuan aurait tué pour pouvoir Voyager, pensa Egwene en traversant à son tour le portail. Si elle avait pu rendre visite aux uns et aux autres si vite et sans que ça se sache, combien de plans raffinés cette femme aurait-elle ourdis ?
De l’autre côté, Elayne attendait près d’un brasero allumé. Vêtue d’une robe vert pâle, elle n’essayait plus de cacher sa grossesse. Approchant de la Chaire d’Amyrlin, elle embrassa sa bague.
En veste rouge courte et pantalon bleu ciel, Birgitte se tenait à côté du rabat. Comme toujours, sa natte blonde tombait sur son épaule.
Gawyn arqua un sourcil à l’intention de sa sœur.
— Je m’étonne que tu sois réveillée…
— J’attends un rapport.
La jeune reine fit signe à Egwene de venir prendre place avec elle dans un duo de fauteuils rembourrés.
— Un rapport important ? demanda Egwene.
Elayne se rembrunit.
— Jesamyn a oublié de me donner des nouvelles de Caemlyn. Je lui ai ordonné de m’en transmettre toutes les deux heures, et elle n’en fait rien. Ce n’est sans doute pas grave, mais j’ai demandé à Serinia d’aller vérifier sur le site de Voyage. J’espère que tu n’as rien contre.
— Tu as besoin de repos, fit Gawyn, les bras croisés.
— Merci de ce conseil avisé, répliqua Elayne, mais je vais l’ignorer. Comme j’ai ignoré Birgitte, quand elle m’a servi les mêmes salades. Mère, de quoi veux-tu que nous parlions ?
Egwene tendit la lettre qu’elle venait d’écrire.
— Pour Rand ? demanda Elayne.
— Sur lui, tu as un point de vue différent du mien. Dis-moi ce que tu penses de mon texte. Je ne le lui enverrai peut-être pas. La décision reste à prendre.
— Le ton est… puissant, nota Elayne. Tant mieux, parce qu’il ne répond pas, sinon.
Sa lecture terminée, la jeune reine soupira.
— Nous devrions peut-être le laisser agir comme il l’entend…
— Briser les sceaux et libérer le Ténébreux ?
— Pourquoi pas ?
— Par la Lumière, Elayne !
— Il est prévu que ça arrive… L’évasion du Ténébreux, je veux dire. Il est presque libre.
Egwene se massa les tempes.
— Entre « toucher le monde » et « être libre », il y a une sacrée différence. Durant la guerre du Pouvoir, le Ténébreux n’a jamais été vraiment lâché sur le monde. À travers la brèche, il pouvait le toucher, mais cette faille a été comblée avant qu’il puisse s’évader. S’il était entré dans le monde, la Roue elle-même aurait été brisée. Regarde, j’ai apporté des documents pour te les montrer.
Egwene sortit une liasse de feuilles de sa sacoche. Des archives rassemblées à la hâte par les bibliothécaires de la Treizième Section.
— Je n’affirme pas qu’il ne faut pas briser les sceaux, Elayne. En revanche, je dis qu’on ne peut pas laisser Rand mettre en application un de ses plans tordus.
Elayne eut un sourire béat. Par la Lumière, mais elle était amoureuse !
Je peux me fier à elle, pas vrai ?
C’était difficile à déterminer, ces derniers temps. Surtout en sachant qu’elle complotait avec la Famille…
— Nous n’avons hélas rien trouvé de pertinent dans ton ter’angreal bibliothèque.