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Elle s’assit sur le tabouret qu’Emarin occupait un peu plus tôt.

— J’aimerais parler du plan que tu peaufines…

— Aes Sedai, je ne suis pas sûr d’en avoir conçu un.

— J’aurai peut-être des suggestions à te proposer…

— Et je ne verrai aucune objection à les entendre, fit Androl.

Mais il plissa bizarrement les yeux.

— Quelque chose cloche ? demanda Pevara.

— Ces gens, dehors… Je ne les reconnais pas. Et…

Pevara regarda de nouveau. La seule lumière venait des bâtiments aux rares fenêtres encore éclairées. Les inconnus avançaient lentement, passant dans une alternance d’obscurité et de chiche lueur.

— Leurs vêtements ne sont pas mouillés, souffla Androl.

Non sans frissonner, Pevara constata qu’il avait raison. L’homme de tête portait sur le crâne un chapeau à larges bords incliné qui ne déviait pas le moins du monde la pluie. Et la robe de la femme qui le suivait ne bougeait pas du tout malgré la vivacité du vent.

Plissant les yeux, Pevara vit qu’un des plus jeunes hommes gardait une main derrière le dos, comme s’il tenait la bride d’un cheval de bât. Sauf qu’il n’y avait pas l’ombre d’un équidé.

Pevara et Androl suivirent les silhouettes des yeux jusqu’à ce qu’elles aient disparu dans la nuit. Voir des morts ambulants devenait de plus en plus fréquent.

— Tu as parlé de suggestions ? fit Androl, la voix tremblante.

— Je… Hum, oui… (Pevara détourna les yeux de la fenêtre.) Jusque-là, Taim s’est concentré sur les Aes Sedai. Mes sœurs sont toutes converties aux Ténèbres. Je reste la dernière.

— Tu te proposes comme appât ?

— De toute façon, ils viendront me chercher… Ce n’est qu’une question de temps.

Androl inspecta son harnais et parut ravi du résultat.

— Nous devons t’exfiltrer.

— On en est là ? J’ai été élevée à la position d’une jeune fille en détresse qui a besoin d’aide ? Très courageux de ta part.

Androl s’empourpra.

— De l’ironie ? Chez une Aes Sedai ? Je n’aurais jamais cru entendre ça.

Pevara éclata de rire.

— Par la Lumière, Androl ! Tu ne sais vraiment rien de nous, pas vrai ?

— Honnêtement ? Rien du tout ! Presque toute ma vie, je vous ai évitées comme la peste.

— Considérant tes… aptitudes innées, ce n’était pas une mauvaise idée.

— Je n’ai pas toujours su canaliser.

— Mais tu pensais en être capable. Et tu es venu ici pour apprendre.

— J’étais curieux… La première fois que j’essayais ça.

Intéressant, pensa Pevara. C’est donc ça qui te motive, maître artisan ? La force qui t’a poussé à dériver au gré des vents, d’un endroit à l’autre ?

— Je parie que tu n’as jamais essayé non plus de sauter d’une falaise. Ne pas avoir fait une chose n’est pas toujours une raison de tenter le coup.

— En réalité, j’ai déjà sauté d’une falaise. Et même de plusieurs.

Pevara arqua un sourcil.

— Une coutume du Peuple de la Mer, expliqua Androl. Un plongeon dans l’océan. Plus on est courageux, et plus on choisit une grande falaise. Mais tu as encore changé de sujet, Pevara Sedai. Pour ça, tu es vraiment très douée.

— Merci.

Androl leva un index sentencieux.

— Si j’ai proposé qu’on t’exfiltre, c’est parce qu’il ne s’agit pas de ta bataille. Tu n’es pas obligée de périr ici.

— Ce n’est pas plutôt pour ficher dehors une Aes Sedai, histoire qu’elle ne se mêle pas de vos affaires ?

— Je suis venu te demander de l’aide, rappela Androl. Pourquoi voudrais-je me débarrasser de toi ? Je serais heureux de t’utiliser. Mais si tu tombes ici, ce sera pour un combat qui n’est pas le tien. Ça n’est pas juste.

— Asha’man, laisse-moi t’expliquer quelque chose. C’est mon combat. Si les Ténèbres s’emparent de cette tour, ça aura des conséquences terribles lors de l’Ultime Bataille. J’ai accepté des responsabilités pour toi et pour tes amis. Je ne m’en détournerai pas si aisément.

— Des responsabilités pour nous ? Que veux-tu dire ?

Ça, j’aurais peut-être dû en parler…

S’ils devaient être alliés, Androl était en droit de savoir.

— La Tour Noire a besoin d’être guidée, expliqua Pevara.

— Dans ce cas, c’est pour ça que vous voulez nous lier ? Histoire de nous mettre une longe, comme à des étalons qu’on entend dresser ?

— Ne sois pas idiot. L’expérience de la Tour Blanche, tu reconnais sa valeur, j’imagine ?

— Je doute de présenter les choses comme ça, modéra Androl. Avec l’expérience viennent l’entêtement à ne pas changer d’avis et la volonté de fuir toute nouveauté. Les Aes Sedai postulent que leur façon ancestrale de faire les choses est la seule valable. Mais la Tour Noire ne se soumettra pas à vous. Nous pouvons nous prendre en charge seuls.

— Et vous avez magnifiquement réussi, c’est ça ?

— Là, c’est un coup bas, lâcha Androl.

— C’est possible, oui…, reconnut Pevara. Désolée.

— Vos motivations ne me surprennent pas, dit Androl. La raison de votre venue semblait évidente aux yeux du plus faible des Soldats. Ma question est la suivante : entre toutes les sœurs, pourquoi la Tour Blanche a-t-elle envoyé des Aes Sedai rouges pour nous lier ?

— Qui aurait été plus qualifié ? Nous avons passé notre vie à traquer les hommes capables de canaliser.

— Ton Ajah est condamné.

— Vraiment ?

— Il existe pour débusquer les hommes comme moi et les apaiser. En d’autres termes, disposer d’eux. Mais la Source est purifiée…

— Ça, c’est vous qui le dites.

— Elle l’est, Pevara ! Toute chose advient puis s’en va, et la Roue tourne. La Source était pure, il fallait bien qu’elle le redevienne un jour. C’est ce qui est arrivé.

Et la façon dont tu te méfies des ombres, Androl ? C’est un signe de purification ? Même chose quand Nalaam radote dans ses langues imaginaires ? Tu crois que nous n’avons pas remarqué ces choses-là ?

— Ton Ajah a deux options, reprit Androl. Continuer à nous traquer en détournant les yeux de la réalité – la purification de la Source –, ou changer radicalement d’identité. C’est-à-dire renoncer à être rouge.

— Des fadaises ! De tous les Ajah, le rouge devrait être votre meilleur allié.

— Alors qu’il a pour vocation de nous détruire ?

— Non, nous sommes là pour garantir que les hommes capables de canaliser ne se blessent pas accidentellement ou ne fassent pas de mal à leurs proches. Ne penses-tu pas que c’est aussi la raison d’être de la Tour Noire ?

— Une des raisons d’être, oui… Enfin, peut-être. Tout ce que j’ai entendu dire, c’est que nous devons être une arme entre les mains du Dragon Réincarné. Mais protéger de braves types qui manquent d’entraînement semble un bon objectif aussi…

— Donc, on peut s’unir autour de cette idée.

— J’aimerais le croire, Pevara. Mais j’ai vu comment tes collègues et toi nous regardez. Comme une tache qu’il faut effacer, ou un poison qu’on doit mettre en bouteille.

Pevara secoua la tête.

— Si tu ne mens pas, la Source étant purifiée, des changements surviendront, Androl. Avec le temps, l’Ajah Rouge et les Asha’man s’accorderont sur des objectifs communs. Ne vois-tu pas que je suis prête à collaborer avec vous ?

— Pour nous contrôler.