Quand Moridin atteignit l’auberge, la rue était déserte, à l’exception des chiens.
L’Élu passa devant l’établissement comme s’il ne s’y intéressait pas – et moins encore à son unique client. Pourtant, c’était là qu’on avait ordonné à Isam d’attendre. L’Élu avait peut-être plus urgent à faire, son « rendez-vous » à l’auberge passant en dernier.
Quand Moridin fut hors de vue, Isam but enfin une gorgée de sa boisson noire. Ici, les gens lui donnaient un nom très simple : « Feu Liquide ». Eh bien, ça n’était pas exagéré. D’après ce qu’on disait, ce tord-boyaux avait un lien avec un breuvage du désert des Aiels. Comme tout le reste dans la Ville, c’était une version corrompue du modèle original.
Combien de temps Moridin allait-il le faire attendre ? Isam détestait être ici, parce que ça lui rappelait trop son enfance.
La servante passa, sa robe si déchirée qu’elle méritait le qualificatif de « haillon ». Sans cérémonie, elle laissa tomber une assiette sur la table. Puis elle s’éloigna en silence.
Isam étudia son repas. Des légumes – poivrons et oignons, pour l’essentiel – coupés fin et bouillis. Il goûta, fit la moue et repoussa son assiette. Un rata aussi peu savoureux qu’une bouillie de millet sans assaisonnement.
Bien entendu, il n’y avait pas de viande, mais ça, c’était un bon point. Isam n’aimait pas en manger s’il n’avait pas vu tuer et découper la bête. Un vestige de son enfance. Quand on n’avait pas assisté à la mise à mort, on ne pouvait pas savoir ce qu’on avalait. Pas à coup sûr, en tout cas. Ici, quand on trouvait de la viande, ça pouvait être un animal capturé dans le Sud ou élevé dans le coin – par exemple une chèvre ou une vache. Mais il pouvait aussi s’agir d’autre chose. Dans la Ville, des gens perdaient au jeu, se révélaient insolvables et disparaissaient. Souvent, les Samma N’Sei qui ne se montraient pas à la hauteur se volatilisaient au milieu de leur formation. Toutes ces dépouilles, bizarrement, se révélaient introuvables quand il s’agissait de les enterrer.
Maudit soit cet endroit ! pensa Isam, l’estomac retourné. Oui, mille fois maudit !
Quelqu’un venait d’entrer dans l’auberge. De là où il était, Isam ne pouvait pas surveiller la porte ; donc, il dut attendre que le visiteur approche.
Une visiteuse, en fait. Très jolie dans sa robe noire brodée de rouge. Sa mince silhouette et son visage délicat ne dirent rien à Isam. Pourtant, il était de plus en plus sûr de pouvoir reconnaître n’importe quel Élu. Rien d’étonnant, puisqu’il les avait si souvent vus en rêve. Bien entendu, ils ne s’en doutaient pas. Se croyant les maîtres des lieux, certains d’entre eux se révélaient en effet très compétents…
Mais Isam l’était aussi, et il avait un don hors du commun quand il s’agissait de ne pas être vu.
En tout cas, cette femme portait un déguisement. Ici, pourquoi aurait-elle voulu se cacher ? Quelle que soit la réponse, c’était elle, sans nul doute, qui l’avait convoqué. Dans la Ville, aucune femme ordinaire n’arborait une expression si affirmée ni n’affichait une telle assurance. À croire qu’elle s’attendait à voir les pierres sauter en l’air si elle le leur ordonnait.
Isam se leva et posa un genou sur le sol.
Ce mouvement réveilla la douleur dans son estomac, là où il avait été blessé. Du combat contre le loup, il ne s’était pas encore remis. Au plus profond de lui-même, il sentit quelque chose s’éveiller. Luc détestait Aybara. Et c’était inhabituel. Normalement, Luc était le plus « doux », et Isam le plus dur. En tout cas, c’était ainsi qu’ils se voyaient.
Cela dit, au sujet de ce loup-là, ils étaient d’accord. En un sens, Isam était excité : dans sa vie de chasseur, il n’avait jamais eu à relever un tel défi. Mais sa haine se révélait bien plus profonde que ça. Aybara, il le tuerait un jour.
Étouffant une grimace, à cause de la douleur, Isam inclina la tête. Sans lui faire signe de se relever, la femme s’assit à la table. Les yeux baissés sur son contenu, elle tapota le gobelet sans desserrer les lèvres.
Isam ne broncha pas. Parmi les crétins qui se baptisaient eux-mêmes « Suppôts des Ténèbres », beaucoup se tortillaient comme des vers dès que quelqu’un leur imposait sa puissance et son pouvoir. À dire vrai, admit Isam à contrecœur, Luc se serait comporté exactement comme ça.
Lui, il était un chasseur. Sa seule raison de vivre. Quand on n’avait aucun doute sur sa propre nature, être remis à sa place n’avait rien d’humiliant, et on ne devait pas s’en indigner.
Cela posé, sa blessure lui faisait un mal de chien.
— Je veux qu’il meure, dit la femme, d’une voix douce mais vibrante de passion.
Isam ne lâcha pas un son.
— Je veux qu’il soit vidé comme un animal, ses boyaux éparpillés sur le sol. Je veux que son sang nourrisse les corbeaux, et que ses os laissés à blanchir tournent au gris puis se fissurent sous les assauts du soleil. Chasseur, j’entends qu’il meure !
— Al’Thor…
— Oui. Par le passé, tu as déjà échoué…
Une voix glaciale. Isam frissonna. Cette femme était aussi dure que Moridin.
En des années de service – voire de servitude –, il avait appris à mépriser les Élus. Si puissants et sages qu’ils soient supposés être, ces gens se chamaillaient comme des enfants. Cette femme était d’une autre trempe. À se demander s’il avait vraiment espionné tous les Élus. Elle semblait si différente…
— Eh bien, chasseur, qu’as-tu à dire pour ta défense ?
— Chaque fois que l’un de vous m’a lancé sur la piste de cette proie, un autre est venu m’en retirer pour me confier une nouvelle mission.
À dire vrai, Isam aurait préféré continuer à traquer le loup. Mais il ne désobéirait pas aux ordres donnés par un Élu. De plus, à ses yeux, à part en ce qui concernait Aybara, toutes les proies se ressemblaient. S’il le fallait, il tuerait ce Dragon.
— Ça n’arrivera plus, assura l’Élue, les yeux toujours baissés sur le gobelet.
Jusque-là, elle n’avait pas regardé Isam une seule fois. Comme elle ne lui donnait toujours pas l’autorisation de se relever, il resta agenouillé.
— Les autres ont renoncé à tout droit sur toi. Tant que le Grand Seigneur ne t’aura pas dit le contraire – après t’avoir convoqué lui-même –, tu devras t’en tenir à cette feuille de route : tuer al’Thor !
Un mouvement, dehors, incita Isam à jeter un coup d’œil par la fenêtre. Alors qu’un groupe de silhouettes en capuche noire passait devant l’auberge, l’Élue ne leur accorda pas un regard. Pourtant, le vent ne parvenait pas à faire bouger d’un pouce les pans de leurs manteaux.
Ces inconnus étaient suivis par des calèches – une occurrence des plus rares, dans la Ville. Bien qu’avançant lentement, les véhicules grinçaient sur le sol irrégulier.
Pour deviner qui voyageait dans ces calèches, Isam n’eut pas besoin que les rideaux des portières s’écartent. Treize passagères, le pendant du nombre de Myrddraals…
Pas un seul Samma N’Sei ne s’était remontré. Les colonnes de ce genre, ils les évitaient comme la peste. Pour des raisons évidentes, elles leur inspiraient des sentiments… très forts.
Les calèches furent assez vite passées. Eh bien, encore une capture… Isam aurait cru que cette pratique cesserait, à présent que le saidin était purifié.
Avant de baisser de nouveau les yeux sur le sol, le chasseur remarqua quelque chose de plus… incongru. Depuis les ombres d’une allée, de l’autre côté de la rue, un petit visage crasseux observait les événements. Suite au passage de Moridin et des treize femmes, les Samma N’Sei s’étaient comme volatilisés. De quoi encourager les gosses à s’aventurer un peu partout. Enfin, peut-être…