En Andor, on ne s’en servait pas beaucoup non plus.
— Oui, la Marche de la Reine…
— Sandip, ton opinion ?
— Je dirai aux hommes de jouer ça…
— Très bien…
Talmanes se pencha pour essuyer sa lame sur la chemise d’un Trolloc.
Son flanc lui faisait toujours mal. En réalité, la blessure n’était pas grave. Une égratignure, rien de plus. Mais en des temps perturbés, tout prenait des proportions inouïes.
La chemise du mort était si crasseuse que Talmanes hésita un moment à y nettoyer sa lame. Se souvenant que le sang des monstres abîmait l’acier, il se força quand même à passer l’épée plusieurs fois sur le torse du cadavre. Puis il se releva, oubliant la douleur, et se dirigea vers la porte où il avait attaché Selfar. Contre l’engeance du démon, il n’avait pas voulu impliquer le cheval. Par manque de confiance… Ce hongre était valeureux, mais pas dressé à la façon des Frontaliers.
Personne n’interrogea Talmanes quand il se hissa en selle puis fit traverser à Selfar la porte occidentale de la ville. En direction des mercenaires qu’il avait remarqués un peu plus tôt. Sans la moindre surprise, il constata que ces hommes s’étaient approchés de la capitale. Pour attirer des bagarreurs, rien de mieux qu’une bonne bagarre…
Mais ces types n’avaient pas participé aux combats.
Six d’entre eux vinrent l’accueillir avant qu’il ait fait la jonction. Des costauds aux gros bras et sûrement un peu lents de la comprenette.
Bien entendu, ils avaient reconnu Talmanes et ses hommes. Ces derniers temps, Matrim Cauthon était devenu une célébrité, et la Compagnie bénéficiait de sa notoriété.
Les six hommes avaient sûrement remarqué les taches de sang, partout sur Talmanes – et son bandage autour de la taille.
Soit dit en passant, cette blessure torturait le militaire. Tirant sur les rênes de Selfar, il tapota pensivement ses sacoches de selle.
Je dois avoir du tabac, là-dedans…
— Eh bien ? demanda un des mercenaires.
Dans les groupes de ce type, le chef était facile à repérer, parce qu’il arborait la plus belle cuirasse. Pour commander une troupe pareille, il suffisait souvent de rester un peu plus longtemps en vie que la moyenne des hommes…
Dans une des sacoches, Talmanes récupéra la deuxième meilleure pipe de sa collection. Où était donc son fichu tabac ? Au combat, il n’emportait jamais sa meilleure bouffarde. Selon son père, ça lui aurait porté malchance…
La voilà ! pensa-t-il, triomphant, en dénichant sa blague à tabac. Sa pipe bourrée, il embrasa un allume-feu à la flamme d’une torche tenue par un mercenaire à l’air pas commode et le passa lentement au-dessus du tabac.
— Pas question de nous battre sans être payés, dit le chef du groupe.
Très costaud, il se révélait étonnamment propre, même si sa barbe aurait eu besoin d’être taillée.
Sa pipe allumée, Talmanes exhala un nuage de fumée. La Marche de la Reine, constata-t-il, était un air entraînant.
Des cris retentissant soudain, le militaire tourna la tête. Des Trollocs déferlaient sur l’avenue principale. Une vraie horde, cette fois.
Les arbalétriers se mirent en formation et tirèrent en réponse à un ordre que Talmanes n’avait pas pu entendre.
— Nous ne sommes pas…, commença à dire le chef des mercenaires.
— Tu sais ce qui se passe ? demanda Talmanes, le tuyau de sa pipe entre les dents. C’est le commencement de la fin, mon vieux. La chute des nations et l’unification forcée des êtres humains. Ça s’appelle l’Ultime Bataille, espèce d’abruti !
Le type ne cacha pas son malaise.
— Parles-tu au nom de la reine ? demanda-t-il, sans doute pour essayer de se rattraper. Je veux simplement qu’on s’occupe de mes hommes.
— Si tu te bats, je te promets une formidable récompense.
L’homme attendit la suite.
— Je jure que tu continueras à respirer.
— C’est une menace, Cairhienien ?
Talmanes lâcha un nuage de fumée, puis il se pencha sur sa selle, le visage très proche de celui du mercenaire.
— Andorien, ce soir, j’ai tué un Myrddraal. Il m’a touché avec une lame de Thakan’dar, et la plaie a viré au noir. En d’autres termes, il me reste quelques heures avant que le poison me dévaste de l’intérieur. Une mort atroce, tu peux me croire. Du coup, mon ami, je te suggère de me croire aussi quand j’affirme n’avoir rien à perdre.
L’homme cilla de surprise.
— Vous avez deux options, continua Talmanes en s’adressant à tous les soldats de fortune. Vous battre comme nous tous, aider ce monde à voir se lever de nouveaux jours et, peut-être, recevoir quelques pièces à la fin. Ça, je ne peux pas le promettre. L’autre possibilité, c’est de rester ici, de regarder des braves se faire massacrer, et de vous répéter que vous ne ferraillez pas gratuitement. Si vous avez de la chance – et que nous parvenions à sauver le monde sans votre aide –, vous respirerez jusqu’à ce que le nœud coulant se referme sur vos cous de poltrons.
Alors que les cors retentissaient toujours dans le lointain, pas un homme ne parla.
Mais quand leur chef les interrogea du regard, tous hochèrent la tête.
— Allez aider à défendre cette porte, dit Talmanes. Pour vous soutenir, je recruterai d’autres groupes de mercenaires.
Leilwin balaya du regard les nombreux camps qui se dressaient sur le site appelé le champ de Merrilor. Dans l’obscurité, alors que la lune tardait encore à se lever, elle pouvait presque prendre les feux de camp pour les lanternes de proue d’une multitude de bateaux allant et venant dans un port grouillant d’activité.
Un spectacle auquel elle n’assisterait probablement plus jamais. Leilwin Sans-Navire n’était plus capitaine, et elle ne retrouverait pas son grade. Désirer qu’il en soit autrement revenait à défier la nature profonde de l’être qu’elle était devenue.
Bayle posa sur son épaule une main aux doigts épais couverts de cals après des jours et des jours de labeur. Leilwin mit une main sur celle de son époux. Se glisser via un des portails ouverts à Tar Valon avait été un jeu d’enfant. Même s’il avait râlé d’abondance, Bayle connaissait très bien cette ville.
« Cet endroit fait se hérisser tous les poils de mes bras », s’était-il lamenté. « J’espérais bien ne plus jamais arpenter ces rues. Oui, je l’espérais. »
Malgré tout, il avait accompagné Leilwin. Un brave homme, ce Bayle Domon. Le meilleur qu’elle aurait pu trouver en ces terres inamicales. Bon, dans son passé, il y avait des moments peu glorieux. Mais la contrebande était derrière lui, désormais. S’il ne comprenait pas vraiment comment tournait le monde, il essayait de toutes ses forces.
— Une sacrée vision, dit-il en contemplant la mer de lumières. Que veux-tu faire, à présent ?
— Trouver Nynaeve al’Meara ou Elayne Trakand.
Bayle grattouilla son menton barbu. Cédant à la mode de l’Illian, il n’arborait pas de moustache. Sur sa tête, les cheveux étaient de plusieurs longueurs. Depuis que Leilwin l’avait libéré de ses obligations, il ne se rasait plus une partie du crâne. Bien entendu, elle avait fait ça pour qu’ils puissent se marier.
C’était très bien. Ici, un crâne en partie rasé aurait attiré l’attention. Une fois certains… problèmes résolus, Bayle avait été un excellent so’jhin. Mais au bout du compte, Leilwin avait dû reconnaître qu’il n’était pas taillé pour ce rôle. Un type doté de trop d’aspérités que rien ne viendrait jamais aplanir. Et c’était ainsi qu’elle voulait qu’il soit, même si elle ne le lui avait jamais avoué.
— Il est tard, Leilwin, dit-il. Nous devrions peut-être attendre demain.
Non. Les camps étaient tranquilles, certes, mais ce n’était pas la quiétude du sommeil. Plutôt celle de navires qui attendent que se lève un bon vent.