Выбрать главу

Leilwin ne savait pas grand-chose sur ce qui se passait ici. À Tar Valon, elle n’avait pas osé poser des questions, de peur que son accent seanchanien la trahisse. Mais un rassemblement de cette envergure ne pouvait rien devoir au hasard.

La taille de cette réunion la stupéfiait. Bien entendu, elle avait entendu parler de cet événement auquel la majorité des Aes Sedai participerait. Mais la réalité dépassait ses spéculations les plus folles.

Bayle dans son sillage, elle commença à traverser le site, se dirigeant vers la colonne de serviteurs de Tar Valon qu’on leur avait permis d’accompagner – grâce aux pots-de-vin de Bayle. Ces méthodes déplaisaient à Leilwin, mais elle n’avait pas eu de meilleure idée. Cela dit, elle évitait de trop penser aux « contacts » très spéciaux de Bayle à Tar Valon. Mais si elle ne monterait plus jamais sur le pont d’un navire, lui n’aurait plus l’occasion de s’adonner à la contrebande. Une petite consolation…

Tu es capitaine de vaisseau. C’est tout ce que tu sais faire et tout ce que tu veux faire. Et te voilà sans navire…

Leilwin frissonna et serra les poings pour s’empêcher d’enrouler ses bras autour de son torse. Passer le reste de sa vie sur ces terres monotones, sans jamais avancer plus vite que ce qu’un cheval pouvait courir… Ne plus sentir l’air du large, ne plus orienter la proue de son navire vers l’horizon… Ne plus jamais relever l’ancre, déployer les voiles et simplement…

Leilwin s’ébroua. Trouver Nynaeve et Elayne… Sans-Navire ou non, elle n’était pas femme à faire naufrage et à sombrer. Son cap établi, elle accéléra le pas. Soupçonneux, Bayle rentra la tête dans les épaules et tenta de regarder dans toutes les directions à la fois. L’air soucieux, il lorgna aussi plusieurs fois sa femme. Facile de deviner pourquoi…

— Qu’y a-t-il ? demanda Leilwin.

— Qu’est-ce que nous fichons ici ?

— Je te l’ai dit. On cherche…

— D’accord, mais pourquoi ? Quel résultat attends-tu ? Ce sont des Aes Sedai.

— Oui, mais elles m’ont manifesté du respect, par le passé.

— Donc, tu penses qu’elles nous accepteront ?

— Peut-être, oui… Allons, Bayle, dis-moi ce que tu as sur le cœur.

— Pourquoi faudrait-il nous mêler à ça, Leilwin ? Nous pouvons trouver un bateau et filer quelque part où il n’y a ni Aes Sedai ni Seanchaniens.

— Je n’aimerais pas le genre de navire que tu choisirais…

Bayle regarda mornement sa femme.

— Je suis capable de gagner ma vie honnêtement. Ce ne serait pas…

Leilwin leva une main pour faire taire son mari, puis elle la lui posa sur l’épaule. Ensemble, ils cessèrent de marcher.

— Je sais, mon amour. Je sais… Je parle pour penser à autre chose qu’au courant qui nous entraîne vers… nulle part.

— Alors, pourquoi se laisser entraîner ?

Pourquoi ?

Ce simple mot torturait Leilwin comme une écharde enfoncée sous un ongle. Pourquoi ? Pourquoi avait-elle fait tout ce chemin, voyageant avec Matrim Cauthon et frayant dangereusement avec la Fille des Neuf Lunes ?

— Mon peuple a une vision du monde profondément erronée, Bayle. À cause de ça, il génère beaucoup d’injustice.

— Ton peuple t’a rejetée, Leilwin. Tu n’en fais plus partie.

— J’en ferai toujours partie, au contraire. On a banni mon nom, pas mon sang.

— Excuse-moi de t’avoir offensée…

Leilwin hocha brièvement la tête.

— Je suis toujours loyale à l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement. Mais les damane… Ces femmes sont les fondations de son règne. L’outil grâce auquel elle impose l’ordre et assure l’unité de l’Empire. Et tout repose sur un énorme mensonge !

Les sul’dam étaient capables de canaliser le Pouvoir. Donc, le don pouvait s’apprendre. Des mois après que Leilwin eut découvert la vérité, elle n’osait toujours pas en mesurer les implications. Une autre personne, à sa place, aurait utilisé ce qu’elle savait pour en tirer des avantages politiques. Une autre encore serait retournée au Seanchan avec l’idée d’augmenter son pouvoir. En un sens, Leilwin regrettait de ne pas l’avoir fait. En un sens seulement…

Mais savoir la vérité au sujet des sul’dam… et des Aes Sedai, qui ne ressemblaient en rien à ce qu’on lui avait enseigné, quel fardeau moral !

Pourtant, il fallait faire quelque chose. Certes, mais en agissant, ne risquait-elle pas de provoquer la chute de l’Empire ? Comme à la fin d’une parie de shal, chacun de ses mouvements devait être calculé avec une minutieuse précision.

Les deux époux continuèrent de suivre la colonne de serviteurs dans l’obscurité. Souvent, l’une ou l’autre Aes Sedai envoyait des domestiques récupérer ce qu’elle avait oublié à la Tour Blanche. Du coup, les allées et venues étaient d’une grande banalité. Une excellente chose pour Leilwin.

Sans ennui, la petite colonne dépassa le camp des Aes Sedai.

Leilwin s’étonnait que tout ça soit si facile quand elle repéra plusieurs hommes, le long du chemin. Ne pas les remarquer aurait été aisé, car un accessoire vestimentaire, sur eux, se fondait dans le décor, particulièrement lorsqu’il faisait sombre. En fait, Leilwin les avait vus quand l’un d’eux, se séparant des autres, était venu marcher quelques pas derrière son mari et elle.

À l’évidence, il les avait repérés. Peut-être à leur façon de marcher ou de se tenir. Même si la barbe de Bayle l’identifiait comme un Illianien, ils avaient pris soin de choisir des vêtements passe-partout.

Leilwin s’arrêta, posa une main sur le bras de Bayle et se retourna pour affronter l’homme qui les suivait. Un Champion, supposa-t-elle à partir des descriptions qu’elle avait entendues.

L’homme continua d’avancer. Alors qu’ils étaient toujours dans le périmètre du camp des Aes Sedai, Leilwin remarqua qu’une lumière trop stable pour être celle d’une bougie ou d’une lampe brillait sous certaines des tentes disposées en cercle.

— Salut, fit Bayle en levant une main à l’intention du Champion. Nous cherchons une Aes Sedai appelée Nynaeve al’Meara. Et si elle n’est pas là, pourrions-nous voir celle qui se nomme Elayne Trakand ?

— Aucune des deux ne campe ici, répondit le Champion.

Les bras très longs, il se déplaçait avec une grâce féline. Son visage encadré par de longs cheveux noirs paraissait… inachevé. Comme sculpté dans du marbre par un artiste ayant perdu tout intérêt pour son œuvre avant de l’avoir terminée.

— Vraiment ? fit Bayle. Dans ce cas, nous nous sommes trompés. Pouvez-vous nous indiquer où elles campent ? C’est une affaire assez urgente, pour tout dire.

La parole facile, Bayle pouvait être charmant, quand il le fallait. Beaucoup plus que Leilwin, en tout cas.

— Eh bien, ça dépend, répondit le Champion. Votre compagne, elle désire aussi voir ces Aes Sedai ?

— En effet, elle…

Le Champion leva une main.

— Je veux l’entendre de sa bouche, dit-il en étudiant Leilwin.

— C’est bien ce que je désire, oui. Par ma vieille grand-mère bancale ! Ces femmes nous ont promis de l’argent, et j’entends le récupérer. Les Aes Sedai ne mentent pas. Tout le monde sait ça. Si vous ne pouvez pas nous conduire jusqu’à elles, chargez quelqu’un d’autre de le faire.

Troublé sous ce bombardement de mots, le Champion hésita. Enfin, par bonheur, il acquiesça.

— Suivez-moi.

Il prit la direction opposée au centre du camp, mais il ne paraissait plus soupçonneux. Leilwin soupira de soulagement. Puis, avec Bayle, elle lui emboîta le pas.

Son mari la regarda, très fier d’elle, et s’autorisa un sourire si béat que leur guide aurait tout compris s’il s’était retourné à ce moment-là. Malgré elle, Leilwin sentit ses lèvres s’étirer aussi.