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KAPUT

UN TUEUR

Premier épisode

LA FOIRE AUX ASTICOTS

CHAPITRE PREMIER

Y a des mecs qu’ont du fion et d’autres qui n’en ont pas. En général c’est tout l’un ou tout l’autre. Mais pour mézigue la répartition s’est opérée d’une façon fantaisiste. Ce qui fait que j’ai eu pas mal de pommade mais qu’au moment où je me demandais si ma vioque ne m’avait pas fait une sale blague en me donnant le jour un incident venait redresser la barre et me glisser de l’optimisme en fouille.

Comme vaisselle de poche on ne fait pas mieux que l’optimisme.

J’étais en train de tirer quinze marcotins de ballon à la maison d’arrêt de Rouen et je broyais du noir comme un perdu lorsque l’incident dont je vais vous parler s’est produit. Des gnaces à mine grave ont radiné avec des niveaux à bulle d’air et des chaînes d’arpenteur. Ils ont fait des sondages, pris des mesures et noté des trucs sur des carnets à reliure spirale.

Puis ils sont partis après nous avoir jeté des regards réprobateurs, style « dire-qu’il-existe-des-gens-comme-ça ».

La semaine d’après nous avons appris — parce que tout se sait, même dans ces châteaux des langueurs — que le corps de bâtiment où je créchais menaçait de faire des petits. Mes potes, moi et les peaux de vaches qui nous gardaient risquions fort de nous retrouver dans le chemin de ronde, au milieu d’un tas de gravas, un petit morning. Pour éviter ça on allait refaire ce coin des locaux. Seulement, pendant les travaux, fallait déplacer les locataires.

La direction a casé plusieurs pensifs dans l’autre aile, mais c’était pas une solution. Alors on nous a casés dans des taules environnantes. Pour ma part il a été décidé que je serais hébergé à la Centrale de Poissy. Je m’en fichais pas mal, dans un sens ça me faisait un peu de changement. Chez nous c’est plus triste que dans les P.T.T. — section du compostage — où du moins la date du composteur change tous les jours. Dans le manoir du vague à l’âme, y a plus de date, y a plus de jour, on nage dans du gris, dans du morne, aussi la pensée de filer un petit coup de saveur sur l’extérieur me comblait d’aise !

Un beau matin on m’a convoqué au greffe, on m’a rendu mes fringues et je les ai passées avec délectation. C’était une douce illusion de liberté chérie qui me mettait un goût de sucre dans la bouche.

Il y avait deux gendarmes dans la carrée, deux braves pandores très typés. Un grand con à l’accent de Saône-et-Louère, avec un pif en bec de corbeau et des ratiches pourries. Et un petit gros à l’air heureux qui devait vivre en attendant le repas suivant.

Ils m’ont passé les menottes, gentiment. Alors là, j’ai commencé à perdre ma fameuse notion de liberté.

D’autant que le grand con s’est uni à moi par les liens sacrés de la chaînette à gaine de drap. Etre attelé à un pareil veau, ça vous fout le cafard.

Dans cet équipage on est sortis de la grande turne et on s’est dirigés à pince vers la gare. J’aurais eu le ventre peint en vert et une plume de paon entre les miches, la populace ne se serait pas détranchée davantage… C’est fou ce que ça fait de l’effet, un homme enchaîné. Ça excite les autres. Pendant un instant ils savourent leur liberté de mouvements et ils sont accessibles à la pitié.

Moi je ne me sentais pas tellement fiérot. J’aime pas jouer les grosses attractions internationales ! Je trouve que ça fait tout de suite Médrano, genre « entrée des clowns ».

Lorsqu’on a radiné à la gare, j’ai été soulagé. Le petit gros est allé bavarder avec le chef de train qui nous a installés dans un compartiment de 2e classe. Après le départ et pendant le trajet, jusqu’à Mantes, le contrôleur est venu nous tenir la jambe et nous a raconté Dunkerque, en long, en large… Il avait été fait prisonnier là-bas et il n’en était pas encore revenu, le pauvre ange !

Enfin, on est descendus à Mantes pour changer de dur, le train dans lequel nous avions pris place ne s’arrêtant pas à Poissy.

Les pandores m’ont fait grimper dans le dernier wagon d’un tortillard de grande banlieue. Y avait juste deux nordafs, au fond, qui jaffaient des choses douteuses en silence, ils étaient gris et tristes. Ils se sont même pas aperçus des bracelets fantoches qui me cerclaient les poignets.

On s’est installés près d’une vitre et on a regardé le paysage un moment. Le Saône-et-Louère parlait de sa femme qu’avait des adhérences je sais plus où… Il avait bien une gueule à adhérer, lui aussi, une gueule à adhérer à quelque chose de plus solide que lui, comme la gendarmerie, le suffrage universel ou la « Joyeuse gaule matinale de Saint Trou ».

Pendant ce temps, j’en prenais plein mes châsses de la verte nature… Ça crépitait vilain dans l’univers… La Seine paressait dans ses boucles… Il y avait des bagnoles sur les routes… Tout était allègre. Et bibi, d’ici une heure, retrouverait pour plus d’un an la paille humide des cachots ! Vous mordez la perspective ? J’en avais une espèce de navrance au creux de l’estom.

Alors je me suis dit que, si j’étais pas un lavedu, je devais pouvoir jouer la belle ; avec deux nouilles aux œufs frais comme mes gardiens, ça devait pouvoir s’arranger.

J’ai pas eu le temps de décider que déjà mon plan s’organisait.

— Merde ! j’ai fait, brusquement, faut que j’aille aux gogues !

Le Saône-et-Louère m’a regardé avec ennui.

— Tu peux pas te retenir jusqu’à Poissy ?

— Vous en avez de bonnes ; quand ça vous tient, vous, est-ce que vous attendez la fin des vacances pour dépaqueter ?

— On va te conduire, il a dit…

Tous les trois, on a gagné la plate-forme d’entrée. Au fond se trouvaient les « ouatères ». La porte à glissière du dur était ouverte, because la chaleur, et on voyait galoper les poteaux télégraphiques à côté du train.

Le petit-gros a ouvert la lourde des chiottes pour vérifier la fenêtre. C’était une petite lucarne bien trop étroite pour livrer passage à un homme.

Rassuré, le gars m’a ôté les poucettes.

— Fais vite !

J’ai renaudé.

— Y a pas le feu, non ?

Je suis entré dans les gogues. Ces carnes ont mis le pied dans la lourde pour pas que je la referme en plein. Alors j’ai massé mes poignets engourdis et j’ai respiré un grand coup bien que ça ne soit pas un endroit où faire sa séance de réveil musculaire. Bien entendu, j’avais pas besoin d’y aller, aux gogues, pour le bon motif. Rapidos j’ai fait un calcul : le train venait de quitter la seconde station, il roulait à bonne allure.

En trois enjambées je pouvais atteindre la porte à glissière et sauter sur la voie. Si je me recevais mal je risquais de me rompre le gadin. Tant pis, fallait pas jouer les petites filles modèles, c’était pas le moment !

J’ai actionné la chasse d’eau et déboutonné le devant de mon futal. Puis je suis sorti, peinard, l’air satisfait. Les deux tordus m’attendaient avec leur ferraille.

— Un instant, j’ai murmuré, laissez-moi me boutonner, sans blague !

J’ai commencé à me rajuster, j’étais à deux bonds de la lourde. Alors, brusquement, j’ai filé un coup de boule dans la tronche du Saône-et-Louère tandis que j’ajustais une savate japonaise dans les roustons de l’autre. Ils ont gueulé en même temps, preuve que j’étais vachement synchrone. En effet, deux bonds suffisaient pour respirer le grand air. J’ai sauté sur le marchepied, mais j’avais pas besoin de prendre des risques superflus, les deux cloches en étaient encore au chapitre premier.