Quand on a découvert ça on est restés bouche ouverte à se regarder, parce que tout de même…
— Emma ?
— Oui !
— Si tu étais seule…
— Tu sais bien que…
— Attends, tu l’as dit, personne n’est éternel, t’as pas remarqué que les hommes meurent les premiers ?
Je revois ses yeux mauves dans lesquels tourniquaient des étoiles d’or microscopiques, comme dans les boules à facettes des dancings.
Ce regard me troublait plus qu’il est possible de l’imaginer.
— Et alors ? a-t-elle balbutié.
Comme on atteignait un terrain vachement glissant elle a blotti sa tête dans le creux de mon épaule. Délesté de ses yeux je pouvais retrouver ma lucidité ; je me sentais plus fort, plus calme… Tout me devenait fastoche…
— Ce type, tu dis qu’il est tyrannique ? Il te tient… Bon, moi aussi, il me tient… On ne peut pas vivre éternellement avec cette menace suspendue au-dessus de nos frimes ?
Elle a répété :
— Eternellement…
Sa voix se trouvait assourdie par sa position sur mon épaule. C’était une voix d’emmuré, lointaine et proche tout à la fois.
— Je sais que le mot te chiffonne, Emma…
« Ecoute, j’ai jamais bouffé de pain rouge, je ne suis pas un tueur, tout juste une petite crapule sans envergure, tu vois, je suis franc…
Je me suis tu, attendant qu’elle parle. Mais elle conservait le silence. Ça n’était pas à proprement parler du silence car mes paroles vibraient à l’infini, comme lorsque, au piano, on conserve le pied sur la pédale forte.
— Mais j’ai pourtant compris un système, Emma…
— Un système ?
— De vie, oui. L’existence appartient à ceux qui la prennent. Or, pour bien prendre la vie, il faut savoir donner la mort.
— Tu parles bien.
— Je parle comme je sais…
— Alors tu sais bien parler…
— Merci… Dis ?
— Oui…
— Qu’est-ce qui se passerait si t’étais libre, soudain, si Baumann avalait son extrait de naissance ?
— Je prendrais tout l’argent qui me reviendrait — et il m’en reviendrait beaucoup ! — Et nous partirions, toi et moi.
— Où ça ?…
— En Italie d’abord… Et de là en Amérique du Sud… Il y a longtemps que j’ai envie de faire du cheval ailleurs que dans un manège du bois de Boulogne.
C’était marrant qu’elle cause d’Amérique ; justement j’y pensais aussi. Pas à celle du Nord non ! Mais à l’autre, celle qui jaspine l’espago, celle où il fait chaud et où on danse toute la noye la samba… Là-bas, le mahomed cogne dur… On s’en fout plein la peau, du soleil… On en mange… On s’en saoule…
Je l’imaginais, Emma, en amazone, à galoper sur un bourrin à travers les cactus géants, comme M. Gary Cooper dans ses films.
C’était une perspective réjouissante, surtout lorsque je m’incorporais au tableautin !
— Je suis capable de faire un grand coup, pour ça, Emma…
— Qu’appelles-tu un grand coup ?
— Tu sais bien !
Oui, elle savait. Elle n’a pas insisté sur ce chapitre.
— Bon… Après ?…
C’est comme ça que, de fil en aiguille, on a bâti un scénario qui aurait ravi Hitchcock.
C’était simple dans un sens. Chaque semaine Baumann partait pour Rouen où des affaires l’appelaient. Elle ne m’a pas parlé de la nature de ces affaires. Bien qu’elle fût décidée au pire, elle conservait une absolue discrétion quant à l’activité de son bonhomme. Dans un sens cette attitude me plaisait car elle prouvait qu’Emma était une femme de tête qui savait tenir sa langue dans les situations les plus « particulières ».
— Tu n’auras qu’à aller à Rouen…
J’ai fait la grimace. Le voyage ne me bottait pas, car il me rappelait de trop pénibles souvenirs.
— Je sais, a-t-elle fait, sans que j’aie prononcé une syllabe, c’est de là-bas que tu t’es évadé… Mais justement, c’est le seul endroit où l’on ne te cherche pas… Et puis, un gibier de ton importance, soit dit sans te vexer, n’intéresse guère la police…
— Tu ne me vexes pas…
Parbleu, je le savais bien que j’étais un individu sans conséquence. Je ne hissais pas mon personnage au-delà de la fripouille de banlieue ! Seulement ça me faisait mal aux seins qu’elle me le fasse observer…
— Continue, tu m’intéresses !
— A Rouen, il descend à l’hôtel de la Poste.
— Je connais.
— Tu connais aussi le théâtre de la Lyre ?
— Dans l’île ?
— C’est cela. Près du théâtre il y a les bureaux d’une compagnie de navigation. C’est là qu’il a affaire. Il dîne à la brasserie du théâtre… Il en repart vers minuit. Comme il aime le footing, dans Rouen il ne se sert pas de sa voiture… Il rentre à pied… à l’hôtel… Tu te représentes la distance ?
Je me la représentais, et pas seulement la distance, mais aussi les lieux. Je revoyais les quais obscurs, les rues couvertes d’une pellicule de charbon, les grues sinistres sur la Seine… C’était idéal comme coin pour suriner un noctambule.
— Il rentre seul ?
— Bien sûr…
— Tu as un train qui part de Paris vers sept heures et qui te met à Rouen autour de neuf. Tu en as un autre, venant du Havre, qui passe à Rouen à une heure trente du matin… Tu peux être ici avant le jour…
Son attitude s’était modifiée. Maintenant Emma ressemblait presque à un expert-comptable. Elle parlait de choses précises, avec précision.
— Ensuite ?
— Ensuite rien : tu auras un alibi renforcé. Nous ferons boire un léger somnifère à Robbie. Il ne s’apercevra pas de ton absence… Lui et moi témoignerons que tu n’as pas quitté la maison, s’il y a besoin de témoigner, ce qui m’étonnerait car le… la chose sera mise sur le compte d’un rôdeur.
J’ai hoché la tête, troublé par un doute.
— Mais les enquêteurs viendront fatalement ici…
— Fatalement !
— Ils me reconnaîtront !
— Tu es stupide, n’as-tu pas une identité nouvelle ? Ma parole, tu te prends pour un ennemi public… Crois-tu que des flics n’ayant rien à voir avec les gendarmes qui t’ont fait la chasse, ignorant jusqu’à ton existence, peuvent faire un rapprochement entre un vague repris de justice en fuite et un honorable chauffeur de grande maison ?
Elle avait raison, je n’ai plus fait d’objections…
— Ce soir-là, je veillerai le Vieux… Comme sa chambre est en bas, je pourrai témoigner que personne n’est sorti.
— Bravo…
Elle ne laissait rien au hasard.
Je lui ai relevé le menton et l’ai fixée curieusement.
— Dis donc, Emma, tu improvises ou bien ton plan était-il arrêté ?
Elle a haussé les épaules.
— Quelle est la part du rêve dans la réalité ?
Cette réponse ambiguë m’a paru satisfaisante.
Maintenant il me restait à mettre au point mon programme à moi. C’était le plus périlleux. J’acceptais tranquillement l’idée de butter un homme. Non, ça ne m’effrayait pas. Lorsque je m’étais lancé dans une existence de truand, je m’étais juré de ne jamais verser le sang et de ne pas porter d’arme pour éviter la tentation. Et brusquement toutes mes bonnes résolutions s’effondraient. En une heure j’étais devenu ce que les mecs calés appellent un « assassin en puissance ».