Je l’ai littéralement jetée sur la banquette arrière de l’auto après avoir pris soin de mettre le tombereau en écran devant la voiture. J’ai jeté le galurin gondolé à terre et me suis collé au volant. Le moteur a obéi à mon premier coup de démarreur, seulement les roues avant étaient sur la terre grasse et ça patinait moche…
J’ai essayé de partir en seconde, à l’arraché, et la bagnole a pu se dégager de ce début d’enlisement… La manœuvre a été exécutée en trois coups de cuiller à pot. Là-bas, au milieu des terres, les bourdilles rebroussaient chemin et radinaient ventre à terre ! Ils gesticulaient comme des épouvantails dans une tornade, ces chéris ! Un peu moite des noix, je vous promets ! Ils le voyaient dans l’eau de boudin, leur avancement. Et ils avaient raison, parce que des entourloupettes pareilles, il n’y a que dans les Aventures des Pieds Nickelés qu’on les voit, et encore…
Maintenant, ça allait nettement mieux. Motorisé, je me sentais davantage dans mon élément. Et puis avant que l’alerte soit donnée, il se passerait près de vingt minutes… Le temps que les pères fouettards remettent la gomme avec leur journée des barricades, ça donnait trois bons quarts d’heure. L’expérience venait de me prouver que je pouvais me fier à mes estimations…
J’ai mis les gaz en voltige… Je ne faisais pas gaffe aux amortisseurs. Ce qui comptait, c’était de m’éloigner de cette zone dangereuse…
Il était dit que je ne me déplacerais plus que dans les voitures des perdreaux à partir de maintenant ! Vous parlez d’un abonnement !
Quand ils la récupéreraient, leur carriole, ils pourraient se la faire vaporiser chez Carven, avec l’odeur de fumier que je leur laissais à titre de prime, ce serait la moindre des choses !
CHAPITRE XIII
Jusqu’à Auvers, je n’ai pas rencontré de voiture… Ensuite, j’ai pris à gauche et je vous prie de croire que je n’ai pas moisi…
Maintenant, je n’avais plus qu’une tactique à adopter : tâcher de regagner Paris. Là-bas je pouvais espérer me planquer, grâce à mes dollars. Je connaissais plusieurs tauliers pas trop regardants du côté des fafs, auxquels un beau bouquet servirait de pièce d’identité. Seulement, soixante bornes nous séparaient de la capitale et je ne pouvais pas les abattre en moins d’une plombe à cause de la circulation.
Sur la banquette arrière, Merveille geignait… Elle n’avait pas pleinement repris conscience, cette chère âme… Sa blessure saignait beaucoup et il fallait faire quelque chose d’urgence…
J’ai traversé à grande allure deux localités avant d’arriver à Taverny. Une fois là, je pouvais foncer sur Saint-Denis ou obliquer en direction d’Argenteuil… J’ai choisi le second itinéraire parce qu’en l’adoptant je plongerais plus vite sur la banlieue… A chaque instant, je m’attendais à voir se dresser des matuches en travers de la chaussée, mais rien de tel ne se produisait. Je fonçais tellement vite que les autres conducteurs se vrillaient la tempe d’un index affolé afin de me dire ce qu’ils pensaient de ma raison. Mais je m’en balançais… Il me restait une pincée de minutes encore et ensuite la grosse tuile me tomberait sur le cassis. La vie, ce jour-là, avait une très sale gueule, décidément.
Comme j’approchais de la Patte-d’Oie d’Herblay, le flot de la circulation s’est ralenti, y avait pas besoin de me faire un dessin : j’avais pigé que les poulardins venaient d’installer un tourniquet à ce nœud de communication…
Heureusement qu’il y avait du trèpe en vadrouille, sinon, à une heure creuse, j’aurais donné tête baissée dans le piège !
J’ai vu une rue à ma droite, j’ai grimpé sur le trottoir, doublant ainsi une grosse dondon assise dans une 2 CV, puis j’ai pris dans la voie confidentielle. Cette rue était étroite, sans trottoir. D’un côté, elle était bordée par le mur d’une usine, de l’autre par des pavillons d’ouvriers… Je l’ai suivie lentement. Ma manœuvre illicite avait dû être mise sur le compte de l’impatience…
La petite rue en question donnait dans une autre, guère plus large, mais plus gaie. A droite, cela se terminait en cul-de-sac, à gauche la seconde rue rejoignait la grand-route à deux pas de la Patte-d’Oie. Si je m’y engageais, j’étais crevé illico.
Pestant comme un charretier (dont je portais du reste la tenue), je me suis arrêté, haletant, inquiet… Tout était tranquille à ce moment de la journée. Les hommes se trouvaient au charbon, leurs nanas faisaient les commissions ou lavaient leurs liquettes en écoutant R.T.L… Oui, c’était peinard, seulement si je m’éternisais làga, ma présence finirait par attirer l’attention, d’autant plus que j’avais une sale gueule, ainsi attifé, et qu’une blessée achevait de se vider de son raisin dans la bagnole…
Pour la seconde fois en moins d’une plombe, le hasard m’a cligné de l’œil. Cela ressemblait à un clin d’yeux, en effet… Un type est sorti d’un pavillon plus rupin que les autres… En fermant la porte, le soleil a miroité sur une grosse plaque de cuivre… Depuis le coin de l’impasse, j’ai pu lire : DOCTEUR AUBOIN.
Dessous, y avait les références du gazier, mais en caractères plus modestes qu’il m’était impossible de déchiffrer à cette distance, d’ailleurs je m’en branlais de ses diplômes et autres titres.
Doucement, j’ai roulé jusqu’à la grille. Puis j’ai sonné.
Il y avait une petite 4 L remisée dans un garage dont la lourde était ouverte, ça devait vouloir dire que le toubib était chez lui.
Une vieille femme ravagée par l’âge et le refoulement s’est annoncée.
— Le docteur Auboin, vite ! ai-je crié…
Elle s’est détranchée sur moi et son examen n’a pas dû être en ma faveur, car elle a déclaré d’une voix morte :
— Le docteur vient de terminer son cabinet et s’apprête à partir en visite, il ne pourra pas vous recevoir…
Tout en jactant, elle fronçait ses narines, car l’odeur du fumier s’annonçait joyeuse et pénétrante !
— Il faut pourtant qu’il me reçoive, je lui amène une blessée, c’est grave.
— Si c’est grave, emmenez-la à l’hôpital…
J’enrageais…
— Ecoutez, elle se vide de son sang et les routes sont embouteillées, il ne va pas la laisser crever sur le pas de sa porte, non ?
Une fenêtre s’est ouverte et un gars maigre, à lunettes, s’y est encadré.
— Qu’est-ce que c’est, Solange ?
— Une jeune fille gravement blessée, lui ai-je lancé pardessus l’épaule de la vieille chouette, il faut faire vite !
— C’est bon, entrez !
— Ouvrez le portail ! ai-je commandé à la vieille, cela fera moins de chemin à franchir pour la petite.
En renaudant, elle a ouvert, et j’ai amené l’auto de l’autre côté du garage. On ne pouvait la voir du dehors… C’était ce que je voulais…
La vieille m’a aidé à entrer Merveille dans la maison. La pauvrette était exsangue… J’ai eu peur qu’elle ne fût canée, mais non, sa poitrine se soulevait faiblement.
Le toubib est accouru. Il venait d’endosser une blouse blanche et il ressemblait à un étudiant torturé par la virginité. Il s’est penché sur la banquette du couloir où nous avions allongé la blessée et a fait la grimace. La mère Solange, elle, se magnait d’aller chercher une serpillière à sa cuisine.
— Qu’est-il arrivé ? a demandé le docteur…
— Ce serait une blessure par balle que ça ne m’étonnerait pas…