Dans les rues avoisinantes aussi, ça remuait. Le pays était grouillant de cars de police et je voyais qu’il y avait des barrages tout autour.
Le mieux était de prendre mon mal en patience et d’attendre toute la nuit et toute la journée du lendemain sur mon perchoir. Si, la nuit suivante, on ne m’en avait pas délogé, eh bien, je prendrais mes cliques et mes claques à la faveur de l’obscurité. Je n’aurais rien à croquer d’ici là, mais je m’en fichais, je pouvais tenir le choc…
Bien sûr, mais après ? Que pourrais-je bien essayer, que serais-je en droit d’espérer, nu et sans argent ? C’était comme si tout recommençait, comme si ma mère venait de me redonner naissance, et m’abandonnait marqué par une effarante hérédité.
Mon attention a été soudain captivée par l’entrée d’une ambulance dans la cour du toubib. Des flics en uniformes ont descendu deux civières et sont entrés dans le pavillon pour y ramasser le fruit de mon travail.
C’est Merveille qui a été évacuée la dernière… D’en haut je l’ai vue, si fragile sur cette civière de toile que mon cœur s’est serré.
Je suis tombé en avant, agenouillé sur la plate-forme de métal, frappant mon sale crâne contre les grosses têtes rondes des rivets.
Tout bas, je murmurais :
— Merveille, Merveille, ne m’abandonne pas…
Mais je me sentais seul et banni de tous…
CHAPITRE XV
Longtemps j’ai regardé s’activer les perdreaux… Ils sont venus dans le terrain vague et ont fouillé tout le chantier, mais pas un n’a songé à la grue… Psychologiquement, il était impensable qu’un type à demi-nu s’y réfugiât. Ces braves casseurs de gueule n’imaginaient pas un homme traqué gravissant trente mètres d’échelons de fer verticaux…
Peu à peu, le calme est revenu dans le quartier. Les cars de police se sont tirés l’un après l’autre, et les barrages qui engorgeaient la circulation ont été supprimés.
Seulement, il est resté de la poulaillerie dans les petites rues… Un grand nombre d’archers s’apprêtaient à passer la noye à la fraîche, leurs bonnes dames pouvaient préparer des grogs en les attendant…
Au fur et à mesure que le soir tombait, je sentais un froid sinistre m’envahir… Je claquais des dents… La nuit serait surtout sévère pour bibi, fallait admettre.
J’ai exploré la cabine vitrée. Elle n’était pas grande. Du côté de l’élévateur se trouvait un caisson dont le haut constituait une sorte de pupitre. Dedans, il y avait des « bleus » de mécano maculés de cambouis, un sac de chanvre vide, des outils et un tiers de litre de vin…
J’ai passé les vêtements (trop justes pour moi), étendu le sac sur la plate-forme et sifflé le reste du kilbus. Le pinard était un peu aigrelet ; c’était du gros rouge bassement prolo qui ne devait pas titrer lourd.
Longtemps j’ai contemplé le ciel bleu sombre gonflé de nuages noirs avant de pouvoir sombrer dans une lourde torpeur qui m’a tenu lieu de sommeil… J’ai fait une tinée de cauchemars affreux.
Je revoyais Merveille, morte, avec son pansement autour de la tête. Je sentais le goût froid de ses lèvres. La fièvre me taraudait. Parfois je rêvais que j’étais dans la nacelle d’un ballon captif qui s‘élevait à une vitesse vertigineuse et je voyais avec terreur les câbles de la nacelle se rompre les uns après les autres. L’horreur de cette situation me glaçait…
Quand je me suis réveillé, je ne pouvais presque plus respirer, tellement j’avais la fièvre.
En me tordant un peu, je suis parvenu à contempler ma blessure. Elle avait pris une teinte violacée, et des traînées bleuâtres composaient tout autour une louche toile d’araignée.
Je cognais au moins le quarante, bien tassé… J’y voyais double… Il faisait jour et je me demandais, à travers mon état comateux, ce qui m’avait éveillé. Je me souvenais que c’était une chose précise, une chose réelle… La grue était parcourue d’un long frémissement. C’était léger, mais cela partait en ondes intenses…
J’ai approché mon visage de l’orifice… J’ai vu qu’un gamin d’une dizaine d’années redescendait rapidement les échelons. Autour de la grue, en bas, se tenaient quatre ou cinq marmots, le nez levé…
Qu’est-ce que ça voulait dire ?
Le gosse qui descendait a mis pied à terre.
— Hé, les gars ! s’est-il écrié, il y a un mec là-haut, je parie que c’est le type cherché par la police…
— Kaput ? s’est exclamé l’un des mômes.
La bande s’est envolée comme une escadrille de moineaux. En jouant à la guerre dans le chantier, les petits salauds avaient découvert ma cachette… A nouveau, ça allait être la grande fuite… Où cela me mènerait-il ? Etait-il raisonnable de poursuivre cette effarante partie de cache-cache ? Non, sans doute, mais ma vie n’était pas axée sur la raison.
Maintenant j’avais une légende à entretenir pas seulement pour les autres, mais pour moi. Je devais aller jusqu’au bout.
Je me suis ébroué. Bonté divine, ce que ça carburait mal ! J’ai passé mes jambes par la trappe en évitant de regarder sous moi pour ne pas donner sa chance au vertige. Je me disais qu’il fallait remuer, agir, et que lorsque je serais un peu dénoué tout irait mieux.
J’ai descendu les degrés de fer comme l’aurait fait un homme ivre. Enfin, j’ai senti le socle de l’engin sous mes semelles… Du solide, du dur…
— Bon, me suis-je chuchoté… Maintenant, galope, mon fils… galope tant que tu pourras et tant pis pour ce qui t’arrivera…
Je faisais de grandes embardées et ma respiration devenait de plus en plus brève… Je sentais du feu dans ma hanche et dans ma poitrine, du feu sur mon visage…
— Vite ! Kaput ! Courage, plus vite… Plus vite… PLUS VITE !
Après le terrain de construction, c’était à nouveau une rue populeuse… Il y avait des gens endimanchés qui me regardaient cavaler d’un œil surpris… Je courais doucement, le poing pressant ma hanche en marmelade…
Je suis arrivé jusqu’à la grande route… Du haut de la grue, j’avais suffisamment exploré les environs pour me coller dans la rétine la topographie du pays… En conséquence, je ne galopais pas tout à fait au hasard : je savais qu’à droite, sur la voie à grand trafic, se trouvait une station d’essence très fréquentée… Donc je pouvais espérer piquer une bagnole.
Il y en avait une justement, une bath voiture sport flambant neuve. Son propriétaire se tenait à l’arrière. Il douillait la pompiste avec un billet de dix sacs et attendait la mornifle.
J’ai contourné la station afin d’arriver de l’autre côté de l’auto. J’ai vu qu’une femme se trouvait à l’intérieur. Celle-ci, comme le font toutes les nanas lorsque leurs bonshommes procèdent au plein d’essence, était occupée à se sucrer la gaufre en se regardant dans le rétroviseur.
J’ai sauté d’un bond dans l’auto et j’ai claqué la portière en prenant soin de la verrouiller immédiatement. Puis, j’ai actionné le démarreur sans lâcher le revolver que je venais de sortir de la poche du bourgeron.
— Hommage et salutation ! ai-je grommelé à la femme.