— Mais vous êtes fou !
Je n’avais pas le temps de répondre, déjà je décarrais. Son vieux secouait la poignée en bramant. Elle pouvait descendre en marche si elle le désirait… Mais mon démarrage a été si foudroyant que ça lui a ôté toute envie de s’y risquer.
Je bombais en direction de Paname, soucieux de me plonger vite vite dans la masse. Après tout, la présence de la gonzesse à mes côtés offrait un sérieux avantage : celui d’empêcher les bourdilles de me canarder… Je n’avais pas beaucoup d’espoir, mais c’était tout de même, et jusqu’à preuve du contraire, un coup de chance.
Elle était pâle sous son rouge… Son attirail à maquillage était tombé et elle ne songeait pas à le ramasser.
— Laissez-moi descendre ! a-t-elle bégayé.
— Ne vous gênez pas pour moi, mon lapin !
C’était une dame de la haute. La quarantaine, du vison noir bordé de vison blanc et un amant sportif.
— Pourquoi cet enlèvement ?
J’ai éclaté de rire. J’avais eu raison d’estimer que le mouvement me ferait récupérer.
— Ça n’est pas un enlèvement, ma pauvre grand-mère ! C’est moi que j’enlève des pattes des flics…
L’aiguille du compteur se trémoussait sur le cent vingt…
J’écrasais le klaxon de route et je doublais absolument tout sur mon passage.
Elle se cramponnait aux banquettes la rombière. Pour ne pas m’ulcérer elle se retenait de bramer, ce dont je lui savais beaucoup de gré, mais ça n’était pas l’envie qui lui en manquait !
J’ai traversé Argenteuil à folle allure. Et c’est juste à la sortie du patelin que l’accident s’est produit. Je parvenais à un carrefour, le feu était à l’orange, il s’en fallait d’un vingtième de seconde qu’il passe au rouge… J’étais lancé, j’ai serré les dents, écrasé à mort le champignon et la tire s’est propulsée dans le carrefour comme un projectile. C’était au rouge quand nous avons été au milieu… A cet instant une voiture de livraison s’élançait pour porter aux populations opprimées le merveilleux oubli contenu dans des bouteilles de vin. Le chauffeur avait un bath coup de volant, mais il a eu beau freiner tout ce qu’il savait, le choc s’est produit. Et pour un badaboum, ç’a été un badaboum, croyez-en mon expérience… Je me suis senti partir dans les nuages, avec, à trois centimètres de ma figure, le pare-brise de la camionnette qui venait de décapiter gentiment madame Chochotte !
La bagnole a été traînée sur dix bons mètres et s’est coincée contre un mur. J’ai essayé de délourder de mon côté. J’y suis parvenu d’autant plus facilement que le choc avait fait sauter la portière de ses gonds. Seulement, une fois évacué du tas de ferraille, je me suis trouvé devant un cercle terriblement compact de badauds… Naturellement, il y avait déjà, parmi ces messieurs-dames, le poulet du croisement, carnet en pogne, le sourcil droit rehaussé de cinq centimètres, l’invective aux lèvres…
— Vite, j’ai dit en fendant la foule, vite, je suis touché, un pharmacien…
Ils se sont écartés pour me laisser passer. Mais le bignolon ne l’entendait pas ainsi… Il avait devant lui une brave personne coupée en deux et un livreur qui pissait le sang pour avoir traversé son pare-brise et ça ne lui suffisait pas. Il lui fallait le rescapé.
— Un instant, vous !
Alors, je lui ai montré mon brave revolver et il a fermé sa gueule, comme les copains.
CHAPITRE XVI
Pendant une seconde je me suis trouvé le maître absolu de la situation. Ç’a été curieux comme impression. Je suppose qu’un orateur doit ressentir ce que j’ai ressenti lorsqu’un grand silence s’établit sitôt qu’il ouvre la bouche.
Les gens étaient médusés. Je les avais branchés sur un accident et mon numéro, d’un seul coup, tournait au film extranoir. Ils ne comprenaient pas bien. L’agent louchait. Il a senti enfin qu’il était le partenaire obligatoire de mon personnage et il a porté la main à son étui. J’ai tiré… La balle l’a chopé à l’épaule… Il s’est immobilisé avec une petite grimace, tandis que les assistants se faisaient courageusement la paire. Au fond, ce qui fait notre audace, c’est la couardise des gens. Je me suis rué en direction d’une porte cochère. Il me semblait que j’avais l’univers entier à mes trousses. Je suis passé devant une vieille concierge et j’ai traversé une cour d’immeuble encombrée de tonneaux vides… J’ai levé la tête et j’ai vu quatre falaises de ciment gris tout autour de moi, terriblement hostiles, qui m’emprisonnaient… C’était la fin… Que pouvais-je encore tenter ? Il ne restait plus qu’une seule dragée dans le chargeur…
Des gens radinaient à toute pompe… Je percevais, venant de la rue, des coups de sifflet, des cris, des appels…
Je me serais battu ! Venir s’empiéger dans cette cour, comme un rat ! Mon corps était brûlant et les images s’étiraient dans ma vue comme dans un miroir déformant… Ce que je souffrais ! Ah, misère… misère de l’homme…
J’ai avisé, dans un angle de la cour, une petite porte basse et je m’y suis précipité. Les tonneaux me l’avaient cachée au premier abord… J’ai essayé de l’ouvrir, mais elle était fermée à clé. J’ai pris du recul avant de foncer, l’épaule en avant. Le choc m’a disloqué la carcasse. J’ai été brusquement une espèce de foyer douloureux, et des myriades d’étincelles rouges ont tournoyé dans mes yeux. Mais le coup de boutoir avait ouvert la porte… Je suis entré. Une odeur fade de sang répandu m’a noué la gorge… Je venais de pénétrer dans le laboratoire d’un boucher… C’était là que le gars devait saigner les petites pièces… De grandes taches brunes souillaient les murs. Il y avait des crochets un peu partout, des billots, des couteaux luisants… Un vrai cauchemar… Une autre lourde donnait sur la boucherie… Je l’ai poussée et elle s’est ouverte…
Je suis entré dans une arrière-boutique sombre. J’ai refermé la porte, et poussé le verrou qui se trouvait sur l’autre face.
Personne dans le magasin dont la grille de fer était baissée. Ce dimanche-là, les louchébems avaient mis la clé sous le paillasson et s’en étaient allés respirer la bonne odeur de la cambrousse pour se changer de la viande morte…
Je me suis arrêté, le front contre un mur carrelé de faïence blanche.
— Et maintenant, Kaput ?
J’ai repris ma respiration…
— Et maintenant ?…
Mes yeux se sont promenés sur le magasin vide. Par-delà la grille, je voyais la foule s’amasser devant la maison, les flics radiner à plein chapeau… Tous regardaient l’entrée de l’immeuble. Ils ignoraient encore que je me trouvais dans la boucherie, mais ils allaient l’apprendre bientôt et leurs sales visages excités se tourneraient instantanément vers moi…
— T’es dans une boucherie, Kaput… Tu viens finir dans l’odeur du sang et le miroitement des couteaux bien affûtés… Quelle ironie du sort…
Quelle voix basse et chuchotante me parle donc ainsi ? Je regarde autour de moi : personne… Je suis seul parmi les étals de marbre blanc, les hideux crochets, les fusils d’aiguisage… Seul dans cette odeur de sang et de mort bien propre.
Des coups martèlent la porte que je viens de fermer… Une grosse voix hurle :
— Il est là !
La porte vibre comme une peau de tambour… La voix se tait et une rumeur basse la remplace.
J’arrache mon front brûlant à la froideur du mur…
« Kaput, tu dois faire quelque chose ENCORE ! Tout n’est pas fini. Tant qu’il subsistera en toi une parcelle de vie, tu devras lutter. C’est ton lot. Tu es un loup qu’on a toujours voulu abattre. Kaput ! Tu entends ? »