Je m’approche de la caisse du magasin. J’ouvre le tiroir, non pour y chercher de l’argent, je me fous du fric maintenant. Ce sale fric qui a fait de moi ce que je suis ! Et puis, d’abord, les bouchers ne laissent pas d’argent dans leur tiroir-caisse quand ils s’en vont… Mais un tiroir de boucher ne contient pas que du pognon, il recèle souvent un revolver… Surtout à une période où le monde fourmille de crapules.
Mais celui-là ne contient rien de tel… Un crayon, un bloc-notes, des pièces de monnaie…
Je m’éloigne… Les coups s’amplifient contre la porte. Heureusement que celle-ci est costaude et que le verrou est de forte dimension…
Je vais prendre un énorme billot dans la boucherie et je le traîne contre le panneau… Si, avec cette cale monumentale, la porte cède, c’est que les autres auront amené un bulldozer. Je sens une gigantesque vague qui m’arrive en pleine figure… Je ferme les yeux… C’est violent et chaud, et terriblement fort…
Lorsque je rouvre les carreaux, je me trouve par terre… J’ai dû avoir une brève syncope… C’est cette saloperie de blessure qui m’aura… Peut-être que la gangrène s’est collée dans ma plaie… Est-ce une illusion ? Mais il me semble que je pue terriblement… Evidemment, voilà bientôt deux jours que mon pansement n’a pas été refait !
Cette syncope m’a débarrassé de la brume qui flottait dans ma pauvre tête. Je me redresse et traverse la boucherie… Une porte, de l’autre côté, donne sur les appartements du tueur de bœufs…
Je ricane en songeant qu’en somme je finis chez un confrère, car moi aussi je suis un boucher. Mais, au lieu de buter des bêtes, je bousille des gens…
Un petit escalier de bois… Je l’escalade au prix de mille morts. Chaque fois que je bouge ma jambe gauche, j’ai l’impression qu’on me défonce le flanc. Enfin, je parviens au premier… Pourquoi fuir ainsi puisque, maintenant, il n’y a plus d’espoir ? Pourquoi reculer devant l’arme qui me vise, puisque je suis prisonnier du piège…
Je perçois toujours la grosse rumeur bourbeuse du dehors Il y a des flics dans l’immeuble, en bas, au-dessus, devant, derrière, partout… Ça siffle, ça s’interpelle… Des ordres… Les couinements acides des cars de Police-Secours… Des galopades dans l’escalier.
Je pousse une porte : c’est la salle à manger des bouchers… Les meubles rococo brillent dans une douce pénombre. Il y a des chemins de table brodés, des cache-pots de cuivre, des statuettes en plâtre colorié…
Sur une petite table roulante se trouve une bouteille de rhum. Le rhum du condamné à mort, Kaput ! Sers-toi, gars. C’est ta tournée ?
J’arrache le bouchon avec les dents et je me colle le goulot sous le pif… A longs traits goulus je biberonne. Ça me brûle mais ça me remue les tripes. C’est de la force qui ruisselle en moi… Une force illusoire, que je connais bien et qui feutre les douloureuses réalités.
Je cours dans une autre pièce… Vite, Kaput, la table de nuit ! Cette fois, le tiroir contient le pistolet dont je rêvais, c’est un petit 6,35 de modèle courant. J’ouvre la culasse, il y a un chargeur plein… J’assure la crosse striée dans ma main. C’est bon de sentir ça à sa disposition ; réconfortant.
Je cavale à la porte donnant sur le palier du premier, mais j’entends gronder la masse des flics derrière et je bats en retraite.
Il ne me reste plus qu’une issue : la fenêtre de la chambre. Elle donne sur un balcon. Du balcon, peut-être pourrai-je sauter sur un autre ?
J’y fonce. L’ouverture de la porte-fenêtre déclenche sur moi une vague de bruits monstrueuse. En bas des gens hurlent : « Le voilà ! »
Je leur crache dessus et je regarde… Pas d’autres balcons à proximité. Pas de corniche mais un tuyau de gouttière. Je le cramponne à pleines mains et je commence une fantastique ascension…
— Tirez ! hurlent des gens vicelards, dans la rue… Quelques balles crépitent, mais j’en suis protégé par le balcon. Pour m’atteindre, il faudrait que les poulets aillent dans l’immeuble d’en face… Le temps qu’ils y parviennent, moi…
Je me hisse d’un niveau, et c’est brusquement le toit, car l’immeuble est une vieille maison à deux étages. Je saisis le chéneau et je tente un rétablissement… Je le rate, car les forces me font défaut… Le coup de fouet donné par le rhum se dissipe déjà. Ma propre pesanteur m’attire vers le vide… Et les balles continuent de claquer. Maintenant je suis en danger, car le balcon ne me cache plus. Seulement les détonations sont des détonations de revolver, les poulets n’ont pas amené de carabines et, à cette distance, il faut être un drôle de Buffalo-Bill pour faire mouche. Je ferme les yeux et me laisse prendre au bout de mes bras afin de récupérer. Si au moins le bourdonnement cessait dans ma tête !
Allez, Kaput ! Allez, mon gars, va encore, tu n’es pas tout à fait arrivé… Il te reste quelques gestes à accomplir… Un type comme toi… Un type comme toi…
La sueur pisse sur mon visage comme de la pluie…
— Allez, mec ! Allez ! Oh ! hisse…
Un effort terrible. Le plus violent de ma garce de vie ! Un effort qui me défonce littéralement. Me voilà sur le toit sans que j’aie pigé ce qui se passait. Je suis à plat ventre sur des tuiles, essayant de reprendre mon souffle…
Je n’ai que du rouge dans le crâne… Mon sang qui me grimpe dans la tête et qui cogne, cogne pour sortir de moi… Mon sang dont ça va être le tour de couler…
J’ouvre les yeux… Le ciel est bleu, purgé de toute impureté. De l’or poudroie dans les nues… Le soleil… Ce bon vieux soleil… Soudain, à ras de toit, un rectangle de verre scintille… Une tête paraît… elle est coiffée d’un képi.
Une main armée d’un revolver s’élève.
Vite, Kaput ! Vite ! Tu dois tirer le premier, comme toujours… Un taureau ne se laisse pas mettre à mort sans combattre. Lorsque le toréador lui enfonce son épée dans le corps, il fonce encore…
Les deux coups de feu claquent en même temps. J’éprouve un choc cinglant dans la poitrine et je tousse… J’ai du sang dans la bouche.
La tête a disparu… L’ai-je touchée ? Un nuage blanchâtre et malodorant flotte sur le toit… Il y aura d’autres têtes, beaucoup d’autres, car la police est une hydre. Je ne pourrai pas toutes les faire disparaître. Impossible…
J’aperçois une silhouette derrière une cheminée, ces salauds envahissent le toit par l’autre pente… Je tire… Ma balle miaule sur les tuiles et soulève une poussière ocre. Je tire encore… J’entends crier… Mais d’autres silhouettes surgissent… J’essaie de retrouver mon souffle, malgré le sang qui encombre mes voies respiratoires.
Je tire encore… Mon index presse la gâchette, mon œil embué vise… On crie… Je tue ! Je tue ! Et puis il n’y a plus rien sous mon doigt qu’une mécanique vide et inerte. Je n’ai plus de balle. C’est la fin, la vraie…
Par la tabatière proche émerge un nouveau buste de flic. Il tient une mitraillette. Le canon me fixe. Il est à deux mètres de moi. Sa petite gueule noire devient béante… Au-delà se situe un morceau de visage humain, un œil attentif et précis… Je regarde l’orifice du canon… Pourquoi cela ne vient-il pas ?
— Tirez donc, nom de…
Je n’ai pas le temps de vomir le nom de Celui qui abat sur moi sa vaste main punitive. Le canon de l’arme est devenu une énorme gueule vorace, noire, profonde, sans fond, qui me happe…