C’était pas la première fois que je sautais d’un train en marche. Et c’était d’autant plus fastoche qu’on avait pris place dans le dernier wagon !
Une détente, un choc dans les cannes, et ça y était, je me trouvais sur le ballast à courir après ce vachard de dur que je voulais fuir, mais la vitesse m’aspirait… Au bout de dix mètres, j’ai pu stopper. Les gendarmes passaient juste leur frite par la portière, mais ils n’osaient pas sauter car le train fonçait trop vite pour eux. La godasse à clous ne prédispose pas au saut périlleux. Le temps qu’ils songent à la sonnette d’alarme et le temps qu’ils aillent la tirer, j’étais bonnard.
En moins de deux, j’ai quitté la voie, franchi la barrière qui la séparait du talus, dévalé celui-ci et couru à la route parallèle… Le train continuait de filer vers les lointains.
Je me sentais des ailes, comme le petit mec à casque plat qu’on voit debout sur une roue dans les livres. C’était de l’oxygène de first quality que je reniflais…
La tirette d’alarme devait pas alarmer car le tortillard avait disparu.
Seulement fallait pas trop s’endormir parce que, d’ici quelques minutes, il allait vaser du flic dans le patelin.
J’étais trop mal lingé pour m’offrir les joies du stop. Ma barbouze datait de deux jours, je ressemblais à l’homme des cavernes tel que le conçoit l’illustrateur du Petit Larousse ! Ça rebute le chauffeur…
D’autre part, je ne pouvais pas m’embarquer à pince sur le goudron. C’était foncer droit sur les perdreaux, les pognes en avant comme un aveugle qu’a paumé sa canne.
Je pouvais pas non plus rester dans la région, ni traverser une agglomération… Jamais je n’avais autant eu la notion du temps qui fuit. Le temps, je le sentais couler dans mes oreilles comme un torrent. Ça me faisait mal…
« Bon Dieu, décide-toi, Kaput, je me disais… Fais quelque chose et fais-le vite, ou t’es coincé. Si t’es coincé, tu la sentiras passer, d’autant plus qu’à Poissy ils sont outillés pour faire mouiller un mec. »
C’est alors que j’ai aperçu une bagnole, sur le bas-côté de la route, à une cinquantaine de mètres de moi. C’était une ricaine dont le capot était levé. Penché sur le moteur, un mec bien lingé avait l’air de se demander ce qu’il cherchait…
Je me suis approché. Le numéro d’immatriculation finissait par 75, donc. Pantruche. Ça m’allait comme itinéraire.
— Vous êtes en panne ? j’ai demandé.
Le gars s’est retourné, plein d’espoir. Il s’en foutait de ma barbouze et de mes fringues pas fraîches.
— Je ne sais pas ce qu’il y a, dit-il, ça s’est arrêté d’un seul coup. Vous vous y connaissez, vous ?
Il en avait de joyeuses, le mec. Si je m’y connaissais ! Moi qui avais démarré dans le camouflage des bagnoles avec Riri-le-Laveur ! La mécanique c’était ma seconde patrie ! Seulement, avec la maison parapluie au cul, j’avais pas le temps de jouer les mécanos bienveillants !
Un coup de saveur à l’horizon. Y avait juste un gros tracteur qui traînait une énorme charretée de fumier.
— Ça vient sûrement de l’allumage, j’ai dit.
Pour le diagnostic, je valais le toubib le plus calé de la fac ! Du premier coup j’ai mis le doigt dessus. Le fil de la bobine était rompu. Une choserie ! Rapidement j’ai fait une ligature. C’était du gâteau pour un garagiste. Quand une crêpe pareille amène son os, on lui joue la grande scène du deux. On lui change deux pistons, on lui fait un rodage de soupape, puis comme la culasse est enlevée on en profite pour rechemiser, pas vrai ? On remplace la bobine, les bougies. On découvre du jeu dans les pignons de la boîte, et on vend des housses neuves au gars.
Il en revenait pas que j’aie si vite rendu son bolide à la circulation. C’était un gars assez jeune, mais aux tifs grisonnants. Il portait des lunettes et il devait avoir tendance à se prendre pour quelqu’un d’indispensable.
— Je ne sais comment vous remercier, a-t-il dit, en me jaugeant pour voir s’il pouvait m’allonger un pourliche.
— Vous allez à Paris ?
— Oui…
— Ça vous dérangerait de m’emmener, j’y vais aussi.
Du coup il a découvert ma tenue lamentable et mon visage barbu. Et puis je traînais avec moi quelque chose d’indéfinissable qui est l’odeur de la prison. Une odeur bizarre, pas courante, qui pince les narines honnêtes.
Seulement, après le service que je venais de lui rendre, il ne pouvait guère se défiler, le brave homme.
— Montez ! a-t-il fait à regret.
J’avais pas remarqué en abordant l’homme, mais il n’était pas seul. A l’intérieur se trouvait une souris. Quand je dis une souris je blasphème, parce que pour qualifier une nana pareille faudrait aller s’acheter une boîte de superlatifs !
Blonde, belle à vous couper le souffle, des yeux mauves, un petit air lascif…
Je l’ai reçue comme un coup de poing au plexus. J’ai un instant cru m’être gouré et avoir pris place dans un technicolor d’Hollywood.
La môme reniflait le parfum de luxe. Un truc qui sentait peut-être la rose noire mais plus encore le grisbi.
Elle m’a jeté un regard indifférent et a allumé une cigarette à bout doré tandis que je prenais place dans le carrosse.
Avec un soupir d’aise je me suis affalé sur la banquette. C’était rudement fameux.
Jusqu’ici ça se développait pas trop mal, l’offensive « grand air »… Peut-être bien que c’était mon jour, après tout, il aurait fallu vérifier sur mon horoscope dans France-Soir… Et comme talisman, cherchez pas : c’était une bergère blonde et une clé des champs !
CHAPITRE II
Je suis devenu féroce rétrospectivement. Cette voiture de luxe, cette poule de luxe me faisaient piger brutalement ce qu’est la chouette vie. La taule j’en voulais plus, à aucun prix. Ils pouvaient s’annoncer maintenant, les archers de la maison bourreman ; pour m’avoir vivant, faudrait qu’ils tendent un filochon, parole !
Je préférais le pardessus sans manches aux quatre murs riches en salpêtre de la Centrouze de Poissy ! Et, par un effet miraculeux, de penser cela ça m’a donné le sentiment de ma force. Les gnaces, ce qui leur manque le plus, c’est la volonté. Sans elle, un homme n’est qu’une pauvre tranche de limande !
On est passés devant le train arrêté en pleine cambrousse. J’ai même aperçu l’un des gendarmes en train de galoper le long de la route, en jouant au moulin à vent, sa sacoche de cuir lui battant les meules… Il avait chaud aux plumes, le Saône-et-Louère ! Son avancement il pouvait se le carrer dans le rectum, et profond, je vous le jure ! Il se voyait déjà à la retraite anticipée, le frangin, obligé de faire les jardins de sa commune pour s’acheter l’entrecôte dominicale !
J’ai eu un petit rire. C’était bien fait pour sa poire, il avait qu’à choisir un métier décent !
Acagnardé dans mon coin, une main passée dans l’accoudoir, je regardais l’aiguille du compteur qui chatouillait le 120. Il n’y entravait que pouic en mécanique, mais en revanche il savait se servir d’un volant, le type ! C’est fréquent chez ceux de la haute. Une bagnole, pour eux, c’est quatre roues, un volant et trois trous pour l’eau, l’huile et la tisane. Alors comme ils ne connaissent pas la mécanique, il la malmènent. En roulant ils ne pensent pas aux pauvres pistons, aux braves bielles, ni aux mignonnes petites soupapes, qui font ce qu’ils peuvent !
On a traversé une agglomération, puis une autre. Le conducteur ne se donnait même pas la peine de lever le pied. A cette allure, dans des localités à vitesse limitée, on allait pas tarder à voir radiner les motards ; mais probable qu’une contredanse l’effrayait pas ! Moi, en tout cas, ça ne faisait pas ma balle…