Le sentier passait derrière la maison et arrivait juste sous la fenêtre du vieux. Dans l’ombre j’ai aperçu sa face pâle tournée vers nous. Il avait dû se régaler, le paralytique ! Vous parlez d’un jeton ! C’était ma faute, aussi, j’aurais pas dû l’orienter vers la fenêtre quand je l’avais installé dans sa piaule.
Enfin, j’étais du moins assuré de sa discrétion. Non seulement il pouvait pas jacter, mais ça devait être un homme discret.
En tout cas, lorsqu’une heure plus tard environ, je suis allé lui porter son dîner et le coucher, il ne m’a pas adressé de gestes particuliers. Son regard était un peu fixe à mon gré. Il n’a pas bouffé et dès que je l’ai eu couché il a fermé les yeux pour m’indiquer qu’il n’avait plus besoin de mes services.
Avec une femme pareille sous son toit on avait l’impression de vivre en compagnie d’un incendie. Je ne sais pas si Baumann lui filait son taf d’amour, mais franchement je ne crois pas. Ce jour-là, tout comme moi, elle devait liquider de solides arriérés.
On a passé une nuit assez mouvementée. Elle gueulait comme une chienne blessée, Emma. C’était presque un hurlement, aigu, bestial, qui me vrillait les oreilles et me fouettait le sang !
Quand on s’est endormis, en travers du pieux, j’étais k.-o. comme si toute l’écurie Filippi s’était servie de ma frite comme punching-ball !
C’est elle qui m’a éveillé.
J’ai ouvert les yeux. La lumière jaune de la lampe de chevet brillait et la fenêtre était obscure.
A travers mes cils j’ai vu Emma se lever et aller à l’armoire. Je ne sais pourquoi j’ai eu peur. Comme j’avais eu peur lorsque Baumann m’avait tendu la fausse carte d’identité. Je me suis dressé sur un coude, instantanément sur la défensive…
— Qu’est-ce que tu fais ?
Elle a sursauté et m’a regardé.
— Je vais prendre un pyjama.
Elle a choisi sur le rayon un pyjama mauve à col russe, et l’a passé en un tournemain ; puis elle est revenue sur le lit, un sourire béat au coin des lèvres.
— Tu n’as pas sommeil ?
— Si, mais tu m’as réveillé.
— Tu as le sommeil fragile ?
— Tous les gars qui ont fait de la taule sont comme ça… Le moindre bruit, et froutt, on est prêt…
— Prêt à quoi ? a-t-elle demandé ?
— Justement : à tout !
— Tu parles comme si tu étais un vieux briscard, un gibier de potence…
Ce qu’elle était bath, dans ce mauve, avec la lumière ocre de la lampe. On aurait dit un technicolor. Ses volumes étaient doux et agréables.
Elle s’est assise à côté de moi et m’a pris la tête dans ses mains. Ses yeux dégageaient pour la première fois autre chose que du mépris.
Il y avait comme de l’amour dans son regard. Un amour tendre et triste. Un amour de femelle heureuse teinté d’un peu d’anxiété.
— Tu es beau, a-t-elle dit.
Elle a parlé d’une voix tellement basse que j’ai plutôt deviné ses paroles.
Quand une nana vous fait un compliment de ce genre, vous ne savez trop quoi répondre. Le silence lui-même est gênant et vous vous sentez emprunté comme tout.
Alors j’ai eu les mots les plus idiots de la terre, mais ces mots-là, quand ils vous viennent à la bouche, vous pouvez toujours vous museler au sparadrap, faut qu’ils sortent !
— Je t’aime !
Et ça, c’est kif-kif le coup de pétard d’un starter : à partir de cet instant vous vous grisez de jactance, vous sortez toutes les salades glandulardes qui ont été mises au point par les hommes depuis que le père Adam s’est farci la mère Eve.
Mon baratin ne lui déplaisait pas, à Emma. Du reste toutes les souris aiment les roucoulades.
Elle ponctuait chacune de mes tirades de baisers passionnés.
Quand j’ai été à sec, mon imagination vidée, elle m’a bercé contre elle.
— Quelle joie de t’avoir rencontré, a-t-elle dit.
— Oui, et tu m’accueillais avec un pétard…
— C’était pour réagir contre mon penchant. Mais à partir du moment où nous nous sommes trouvés nez à nez dans l’escalier j’ai ressenti un choc…
J’aurais voulu que cet instant se prolongeât indéfiniment.
— Emma ?
— Mon amour ?
— Si nous foutions le camp d’ici avant qu’IL revienne ?
— Impossible…
— Pourquoi ?
— Parce qu’il nous tient…
— On se cacherait…
— Il est plus malin que nous deux réunis. Il ne lui faudrait pas longtemps pour nous retrouver… Et puis, sans argent, où veux-tu te cacher ?
— Tu l’aimes ?
— Ne dis pas de bêtises. Ai-je l’air d’une femme amoureuse ? Enfin, je veux dire, amoureuse d’un autre que toi ?
Ça me paraissait peu compatible avec les heures précédentes en effet.
— Et lui, il t’aime ?
— Oh ! ça c’est autre chose.
Sa voix était âpre. Je me suis dégagé de son étreinte pour la regarder. Dans ses yeux brillait une lumière hostile qui m’a chauffé le cœur.
— Qu’appelles-tu « autre chose », Emma ?
— Il a besoin de moi ! J’en sais trop sur lui… Et lui trop sur moi… Nous sommes comme prisonniers l’un de l’autre, tu comprends ?
— On peut savoir ce qui vous lie ?
— Non !
Je n’ai pas insisté. Après tout, ça ne me regardait pas. Dans l’existence il faut savoir être discret. Et puis que m’importait son passé ? On avait chacun le sien, derrière soi, plus ou moins moisi ; et c’était pas un cadeau à faire à quelqu’un qu’on aime !
Ce que je voulais d’elle, ça n’était pas son passé, oh ! foutre non, mais son présent, et surtout son futur pour que je puisse bien me rassasier du présent, vous mordez ?
Les hommes on est tous commak : cons à chialer, jamais satisfaits. Toujours à cavaler après la carotte brandie au bout d’un bâton…
— Alors tu vas vivre éternellement avec ce mec ?
Elle a soupiré. Puis ses yeux se sont plantés dans les miens. Je n’ai plus vu que les deux petits points noirs de ses iris qui s’élargissaient dans la pénombre.
Elle a dit, lentement, en détachant bien ses mots et sans cesser de me fixer :
— Eternellement, non ! Personne n’est éternel, mon chéri.
— Personne ! Même pas Lui !
CHAPITRE VII
Quand le jour a blanchi la fenêtre, ça y était !
On avait mijoté un plan maison pour buter Baumann.
Je vous lâche ça à la brutale et vous vous dites que nous allions vite en besogne ! Et pourtant tout s’est organisé dans notre conversation, sans que l’un de nous prenne vraiment l’initiative.
Même maintenant, avec le recul, je suis incapable de vous dire si c’est elle ou moi qui a émis le premier l’idée que Baumann pouvait avoir un accident. Je suis tarte : l’idée c’est elle, bien entendu. Mais l’idée qu’on pouvait réaliser cette idée… On a dû l’avoir tous les deux en même temps. Si vous demandez à deux bons petits élèves combien font deux et deux, ensemble ils vous répondront quatre, non ?
Nous avons répondu quatre à cette espèce de question informulée qui flottait dans l’air lourd de la chambre.
Et quatre, dans notre esprit, s’écrivait en quatre lettres, comme le mot : mort !
On discutait dans le vague, et tout à coup on s’est aperçus qu’on employait le passé pour parler de Baumann. On l’avait zigouillé d’un coup d’imparfait, sans se concerter. Marrant, hein ?