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Quand nous sommes arrivés à l’appartement, j’étais trempée jusqu’aux os et grelottante de froid. Slava avait glissé sur une plaque de glace et avait failli se fouler la cheville.

Ce matin quand nous nous sommes rendues au travail, il faisait beaucoup plus froid, mais je préfère avoir froid que d’être trempée. L’air était pur, et il n’y avait pas un souffle de vent. La neige scintillait de mille feux sous les rayons du soleil. J’adore les tempêtes de neige parce que, après, les rues semblent toutes propres.

Dimanche 24 décembre 1916

Hier en rentrant du travail, Mama nous a rapporté une énorme dinde fraîche. Elle a dit que Mme Haggarty en avait offert une à tout le personnel de cuisine afin que chacun puisse célébrer Noël avec un dîner typiquement canadien. C’est gentil de sa part, n’est-ce pas? As-tu déjà mangé de la dinde? Moi, jamais. Mama l’a enfouie dans la neige pour la garder au frais, et Baba va la faire cuire demain.

Lundi 25 décembre 1916

Cinq jours avant l’invitation

à prendre le thé avec Stefan!

Chère Irena,

Je t’écris de la maison, même si c’est un lundi et en pleine journée. Aujourd’hui, c’est le Noël des Canadiens, alors nous avons congé. J’ai l’estomac qui gargouille. Tout ce que je sens, c’est la délicieuse odeur de la dinde rôtie. Baba l’a garnie d’une farce au pain, puis en a frotté la peau avec de l’ail et du poivre, et depuis elle rôtit. Mama dit que personne n’utilise jamais d’ail chez Mme Haggarty. Comment peut-on ne pas aimer l’ail?

J’ai si hâte de goûter à la dinde! Mme Pemlych a fait une compote de canneberges, très semblable à la compote d’airelles rouges de nos vieux pays. Elle dit que les Canadiens en servent avec la dinde. Manger du sucré avec de la viande : peux-tu imaginer? Les Canadiens ont de curieuses coutumes, et je veux toutes les essayer. Je suis très contente que nous célébrions le Noël canadien et le vrai Noël. Vas-tu célébrer les deux fêtes toi aussi, Irena?

P. S. Oy, Irena! J’ai trop mangé. La dinde était savoureuse, surtout la chair brune. La compote de canneberges était divine en accompagnement.

Mardi 26 décembre 1916

Quatre jours avant l’invitation

à prendre le thé avec Stefan!

Chère Irena,

Aujourd’hui dans le journal, il y avait la photo d’une montagne de pommes de terre. En Belgique, les gens meurent de faim, et elles leur sont destinées. Je me sens si coupable! Je suis là, le ventre encore plein de dinde, alors que de l’autre côté de l’Atlantique, des gens meurent de faim. Si les Belges sont si affamés, alors qu’en est-il dans notre ancienne patrie? Ils doivent mourir de faim là-bas aussi. J’aimerais tant pouvoir emballer une part de notre dinde et l’envoyer à Horoshova!

On rapporte aussi que le Père Noël a rendu visite à des soldats blessés en Grande-Bretagne. C’est curieux, ce nom de Père Noël donné à saint Nicolas, ne trouves-tu pas? Ces soldats ont été blessés en France. Je me demande si John Pember est du nombre. J’espère que non. Sais-tu ce que les soldats ont eu à manger? De la dinde! J’espère qu’ils ont aussi eu de la compote de canneberges!

Mercredi 27 décembre 1916

Trois jours avant l’invitation

à prendre le thé avec Stefan!

Aujourd’hui dans le journal, il y avait une liste de soldats canadiens morts au combat. Je me sens si triste quand je pense à cette terrible guerre et à tous ceux qui en souffrent, des deux côtés.

Jeudi 28 décembre 1916

Chère Irena,

J’ai revu cet homme, et tu ne le croiras jamais : c’est Howard Smythe, le méchant garde du camp d’internement! Pas surprenant qu’il m’ait semblé familier! Il se tenait recroquevillé, au même coin de rue, les bras croisés sur sa poitrine. Aujourd’hui, il faisait doux, avec une toute petite neige dans l’air et pourtant, Howard Smythe grelottait comme s’il avait été dans la rue depuis très longtemps. Il ne serait plus garde au camp d’internement de Kapuskasing? Je me demande où il travaille et où il habite.

Vendredi 29 décembre 1916

Demain, je prends le thé avec Stefan!

Oy, Irena! Il est minuit, et je viens juste de rentrer du travail. J’ai glissé une chaise sous la fenêtre et j’ai entrouvert le rideau pour pouvoir écrire avec l’éclairage du réverbère. Le contremaître voulait que les uniformes soient terminés avant la fin du mois parce qu’il attend une autre grosse commande en janvier. Il a offert une prime à toutes celles qui voulaient rester plus tard. Nous étions peu nombreuses, même en comptant Slava, Maureen et moi. Il a fait avertir nos familles pour qu’elles ne s’inquiètent pas, puis nous avons travaillé jusque dans la soirée. À neuf heures du soir, il a apporté des beignets de poisson et des frites enveloppés dans du papier journal et il nous a aussi donné une bouteille d’un breuvage qui s’appelle du Coca Cola. Les bulles de ce Coca Cola me picotaient la langue, et c’était délicieux. J’étais un peu réticente à manger de la nourriture enveloppée dans du journal, mais le contremaître nous a dit que c’était un mets très populaire chez les Canadiens. Le poisson était enrobé d’une succulente pâte à frire bien croustillante, comme celle de Baba, et ces « frites » ressemblent beaucoup à nos smazhena kartoflia. Alors tu t’imagines comme c’était délicieux. Puis nous avons repris notre couture et avons terminé la commande juste avant 23 heures. Le contremaître nous a ramenées chez nous dans sa carriole et nous a payées 25 cents chacune. Cette somme s’ajoute à mon salaire normal de 30 cents la journée. Je suis épuisée et j’ai mal aux mains, mais je n’arrive pas à dormir. J’ai si hâte à demain!

Samedi 30 décembre 1916

Chère Irena,

Enfin le jour du thé avec Stefan!

Quand la manufacture a fermé à midi, je suis vite retournée à la maison. J’ai mis ma plus belle jupe et ma plus jolie blouse du dimanche, et Stefan a mis la belle chemise blanche que je lui ai confectionnée pour la Saint-Nicolas. Il faisait un froid de canard, alors nous nous sommes serrés l’un contre l’autre et nous avons pris le tramway qui va au centre-ville. Oy, Irena! Depuis le temps que nous habitons ici, je n’étais jamais entrée dans un de ces chics magasins du centre-ville de Montréal.

Le magasin Ogilvy a d’immenses vitrines où sont exposés des articles pour dames, comme des parfums, des gants et des chapeaux. Nous en avons fait le tour, et la tête me tournait devant tant d’abondance. En plus, il y a un ascenseur, Irena! Nous sommes entrés, et un homme en uniforme nous a demandé de nous placer au fond. J’avais des papillons dans le ventre quand il a refermé la porte en abaissant le gros levier. Je me suis sentie comme dans le transatlantique bondé de monde. Soudain le plancher s’est mis à bouger! Nous sommes montés jusqu’au dernier étage, où se trouve le restaurant Ogilvy. Irena, tu ne devineras jamais ce qui est arrivé ensuite! Un homme habillé d’une jupe courte nous a accueillis, a pris nos manteaux et nous a conduits à une table. Je ne savais plus où regarder! Il portait de longs bas de laine, mais ses genoux étaient nus. J’ai rougi tant j’étais gênée, et Stefan m’a lancé un petit sourire. Il m’a expliqué que cet homme portait le kilt traditionnel des Écossais. Ogilvy est un magasin écossais, Irena. Ce kilt était fait d’un tissu à carreaux verts, noirs et rouges. C’était très joli. Les nappes qui recouvrent les tables ont le même motif. Une fois assise, j’ai regardé tout autour et j’étais bien contente d’avoir mis ma plus belle tenue du dimanche. La plupart des tables étaient occupées par des dames âgées, toutes très bien vêtues. L’une d’elles, assise à une table près de la nôtre, nous a examinés de la tête aux pieds, pensant que je ne la voyais pas faire. Je trouve que ce n’était pas très poli de sa part. Ses vêtements sont peut-être plus dispendieux que les nôtres, et sa coiffure plus élégante, mais nous avons de bien meilleures manières!