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Une dame vêtue d’un long (Dieu merci!) kilt est venue nous voir et a tendu un menu à Stefan. Il l’a regardé, l’air très sûr de lui, puis lui a dit que ce serait un « thé d’honneur ».

Quelques minutes plus tard, elle est revenue et a déposé un plateau sur notre table. Il y avait une théière en porcelaine ornée de motifs de fleurs, deux jolies tasses, de la crème, du lait, du sucre, du citron et des cuillères. J’étais perplexe. Stefan avait dit que nous n’aurions PAS SEULEMENT du thé, alors qu’il n’y avait que cela. Nous attendions qu’il ait fini d’infuser quand la dame est revenue et a déposé un plateau à trois étages à côté de notre thé. Oy! Irena, tu aurais dû voir tout ce qu’il y avait dessus! En bas, tout un assortiment de petits sandwichs au pain blanc, de la grosseur d’une bouchée : beurre et confiture de fraises, concombre, saumon, œufs, jambon et fromage. Au milieu, toutes sortes de pâtisseries : scones aux raisins secs, brioches moelleuses et muffins anglais. En haut, des « petits fours », comme on nous a dit. Ce sont de très jolis petits gâteaux recouverts de fondant aux couleurs pastel. Ils appellent cela le « thé d’honneur » probablement à cause de ce plateau à trois étages qui est si imposant.

Nous avons mangé et bavardé pendant plus d’une heure sans jamais voir le fond de la théière, car la dame venait constamment la remplir d’eau chaude. Comme il restait encore quelques sandwichs et petits fours quand nous avons eu terminé, la dame les a mis dans une petite boîte pour que nous les rapportions chez nous. Nous avons retraversé tout le magasin, puis nous sommes sortis attendre le tramway.

L’air froid me pinçait le visage, et je me suis mise à penser aux gens qui n’ont pas assez à manger de l’autre côté de l’Atlantique et à tous les soldats qui sont partis se battre à la guerre. Soudain toutes ces délicatesses, sandwichs, brioches et gâteaux, me sont restés sur l’estomac. J’ai regardé la boîte que j’avais à la main, puis j’ai dit à Stefan : « Je connais quelqu’un qui a faim ».

Nous avons pris le tram et nous sommes descendus à quelques arrêts avant le nôtre. J’ai expliqué à Stefan qui je voulais voir. Oy! Irena, Stefan a blêmi de colère. « Après tout ce qu’il nous a fait endurer, tu vas lui donner à manger? » m’a-t-il dit.

C’était notre première dispute depuis longtemps. À la fin, Stefan n’était toujours pas d’accord avec ma décision, mais il a accepté de m’accompagner afin de me « protéger ». Nous avons marché jusqu’à l’endroit où Howard Smythe se tient habituellement, mais il n’y était pas. J’ai donc déposé la petite boîte sur le rebord d’une fenêtre, en espérant qu’il la verrait à son retour.

Lundi 1er janvier 1917

Aujourd’hui dans le journal, il y avait un article à propos d’un camp d’internement à Sudbury, qui a été incendié. Un homme est mort, et plusieurs ont dû prendre la fuite. Ce texte m’a rappelé de bien mauvais souvenirs, Irena. Et en allant travailler aujourd’hui, j’ai revu Howard Smythe. Il m’a regardée droit dans les yeux, et moi de même, mais nous ne nous sommes pas dit un mot ni même fait un signe de tête en guise de reconnaissance. J’espère qu’il a trouvé ce que je lui ai laissé à manger. Irena, vas-tu me trouver sans coeur si je t’avoue que, même s’il vit dans la misère maintenant, chaque fois que je le vois, je suis toujours en colère à cause de ce qui nous est arrivé au camp?

Mercredi 3 janvier 1917

Mardi, la même équipe que la dernière fois a fait des heures supplémentaires à la manufacture. Le contremaître nous a encore apporté du poisson-frites et de ce merveilleux Coca Cola. Pourquoi quand je travaille tard, ensuite j’ai du mal à m’endormir? Pourtant, je devrais être plus fatiguée que d’habitude.

Howard Smythe était à sa place habituelle quand je suis partie travailler ce matin, et cette fois-ci il a dit quelque chose. Je ne suis pas sûre de ce qu’il a dit, à cause du vent. En revenant à la maison, je me suis sentie suivie. Je n’arrêtais pas de regarder derrière moi, mais je n’ai vu personne. Peut-être que c’est seulement dans ma tête.

Vendredi 5 janvier 1917

Oy! Irena, maintenant j’ai peur. Hier matin quand je suis partie travailler, j’ai revu Howard Smythe. Il n’était pas à sa place habituelle. Il se tenait appuyé contre le mur de l’immeuble en face de chez nous. Pourquoi?

Aujourd’hui, je ne l’ai pas vu du tout. Je l’ai dit à Tato, et ce soir Stefan, M. Pemlych et lui ont parcouru tout le voisinage sous la pluie battante, à sa recherche. Pourquoi suis-je plus troublée par sa disparition que par le fait qu’il nous épie? Demain, c’est Svyat Vechir, et je devrais avoir hâte, mais à la place je broie du noir.

Samedi 6 janvier 1917

Svyat Vechir

Chère Irena,

À midi, tandis que je revenais du travail à pied, je repensais à tout ce que j’ai vu et fait depuis la dernière veillée ukrainienne de Noël. Nous ne sommes plus au camp d’internement, et c’est un réel soulagement. J’ai un bon salaire à la manufacture, et Tato aussi à la sienne. Maman a une bonne place chez Mme Haggarty. Mykola peut maintenant retourner à l’école. J’avoue que je suis jalouse de mon petit frère. Est-ce mal? J’aimerais tellement retourner à l’école moi aussi! Mais je sais que quand la guerre sera finie, nous allons probablement tous perdre notre travail. Nous devons donc mettre nos sous de côté tant que c’est possible. Même si nous sommes à l’étroit dans notre petit appartement, j’aime bien vivre auprès de Stefan et de sa famille. Je me sens en sécurité. Je suis heureuse, Irena, vraiment heureuse. Il n’y a qu’un seul petit problème, et c’est Howard Smythe.

Dimanche 7 janvier 1917

Rizdvo

Chère Irena,

J’ai mille choses à te raconter, et il ne me reste presque plus de papier!

Hier soir, Mykola regardait par la fenêtre, à attendre que nous commencions notre repas dès l’apparition de la première étoile. Soudain, il a crié : « Il y a un homme dehors et il n’arrête pas de me regarder ».

C’était Howard Smythe!

Tato a enfilé son manteau et est sorti. De l’intérieur, nous n’entendions que le bruit de leurs voix étouffées. As-tu déjà assisté à une séance de cinéma muet, Irena? Pas moi, mais je pense que ça doit ressembler à quand nous regardions Tato et Howard Smythe se parler, de derrière la fenêtre. M. Pemlych et Stefan voulaient y aller eux aussi, mais maman leur a bloqué le passage de la porte en disant que Tato avait l’air d’avoir la situation bien en main. Ils ont discuté pendant une éternité, puis tout d’un coup tout semblait être réglé. Tato a tendu la main, et Howard Smythe la lui a serrée. Puis la porte s’est ouverte, et ils sont entrés tous les deux.