Howard Smythe, sans franchir le seuil, a retiré son manteau et son chapeau. Les vêtements qu’il portait sous son manteau étaient miteux et pas très propres, et il semblait en être gêné.
Tato l’a conduit jusqu’à la table et dit : « Nous sommes honorés de votre présence en cette soirée ».
Je suis restée sans voix, Irena. Oui, c’était Svyat Vechir et, bien sûr, c’est la tradition d’inviter des étrangers à partager notre repas ce soir-là, mais Howard Smythe? De quoi avaient-ils discuté, Tato et lui, dehors tout à l’heure?
Au début, la conversation était étrange et guindée, puis Mykola a lâché : « C’est vous le soldat qui a été si méchant avec Anya au camp d’internement? »
Tato a fusillé Mykola du regard, et je me suis sentie rougir. Howard Smythe a cligné des yeux, puis a déposé sa fourchette : « Exactement, mon garçon », a-t-il dit.
Puis il s’est tourné vers moi. « Je suis désolé pour ce que je t’ai fait », m’a-t-il dit.
J’étais tellement sous le choc, Irena, que je me suis contentée de hocher la tête.
Howard Smythe a soupiré, puis nous a tout raconté. Il y a quelques semaines, il a été exclu des rangs de l’armée pour cause de conduite déshonorante et il est revenu à Montréal. À cause de cette disgrâce, il ne peut pas trouver de travail, alors il doit loger au YMCA et mendier dans la rue.
« Maintenant je sais que cela a été dur pour vous, quand vous êtes arrivés dans ce pays, a-t-il dit. Mais à l’époque, je ne pouvais pas vous voir autrement que comme de sales étrangers. »
J’en suis restée bouche bée, Irena. Mama, elle, n’a pas bronché.
« Quand je suis revenu ici et que j’ai vu que vous aviez du travail, contrairement à moi, ça m’a mis en colère. » Il a secoué la tête, puis m’a regardée dans le blanc des yeux. « Je t’ai vue quand tu as laissé cette boîte de nourriture pour moi, a-t-il dit. Ça m’a fait réfléchir. Je voulais te remercier pour ta gentillesse », a-t-il finalement ajouté.
Oy! Irena, c’était une soirée si extraordinaire! Je me sens comme si on m’avait enlevé une épine du pied. Quand le repas a été terminé et qu’Howard Smythe a été reparti, je me suis juchée sur les genoux de Tato, comme quand j’étais petite.
« Que me vaut l’honneur? » m’a demandé Tato.
« Je veux te remercier d’avoir invité Howard Smythe à souper. ».
Tato m’a serrée dans ses bras et a dit : « C’était Svyat Vechir. Et franchement, ça fait du bien de ne plus être en colère ».
« J’aimerais pouvoir faire davantage pour lui. »
« Moi aussi, a dit Tato. Nous avons besoin d’aide à la manufacture. Si je glisse un mot à son sujet, et M. Pemlych aussi, Howard Smythe pourrait peut-être s’y trouver une place. »
Les mots me manquent pour te dire à quel point je me sens réconfortée, Irena. J’espère de tout mon cœur que le plan de Tato va marcher. Cela me rappelle la devise de John Pember : « Des gestes, pas des mots ».
Je n’ai plus de papier, alors je vais m’arrêter ici. Stefan et moi allons nous promener dans la neige. Dehors, tout est blanc comme une feuille de papier vierge. Un sombre chapitre de ma vie vient de se terminer, et je me sens prête à repartir du bon pied.
J’espère que tu aimes le ruban rouge que j’ai utilisé pour rassembler toutes ces pages. Je l’ai acheté durant les soldes de l’Après-Noël. Il doit être très beau dans tes cheveux.
Écris-moi bien vite, chère Irena. Je recommencerai à t’écrire quand j’aurai trouvé d’autre papier.
Ta fidèle amie,
Anya
À propos de l’auteure
Enfant, Marsha Forchuk Skrypuch avait des difficultés d’apprentissage. Elle savait lire, mais elle ne comprenait pas vraiment le sens des mots et des phrases. Sa sœur l’aidait à faire ses devoirs et lui faisait la lecture au besoin. Marsha a ainsi réussi à “ faire semblant “ jusqu’en quatrième année. Le tournant a été un test provincial qui devait être fait en classe, sans aide… Elle l’a échoué et a dû refaire sa quatrième année.
C’est alors que Marsha a décidé de s’attaquer à son problème. Elle s’est rendue à la bibliothèque publique et a choisi un long roman de Charles Dickens, Oliver Twist. Il lui a fallu un an pour le terminer… et elle n’a jamais cessé de lire depuis. Elle caressait désormais un nouveau rêve : celui de devenir auteure.
Elle a fait ses études en anglais et en bibliothéconomie, puis a voyagé en Europe tout en travaillant pour une entreprise de vente d’équipement industriel. Ce n’est qu’après la naissance de son fils qu’elle a réellement commencé à s’intéresser à la littérature jeunesse. Elle publiait des critiques littéraires dans un journal de Brantford tout en écrivant ses propres histoires. Il lui a fallu beaucoup de patience avant de réaliser son rêve, mais la chance et le succès ont fini par lui sourire. Elle a publié son premier livre en 1996.
En 2008, le président ukrainien a décoré Marsha de l’ordre de la princesse Olga, en reconnaissance pour Enough, un livre décrivant la grande famine ukrainienne qui a coûté la vie à plusieurs millions de personnes dans les années 1930. En 2011, Enfant volée (Stolen Child) a reçu le Crystal Kite Award for the Americas en plus de figurer sur la liste Best books for Kids and Teens, du Centre canadien du livre jeunesse. Elle est aussi l’auteure de Cher Journal – Prisonniers de la grande forêt, un livre qui lui a permis de renouer avec ses racines ukrainiennes.
Marsha vit à Brantford, en Ontario.
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La collection Cher Journal
Copyright
Bien que les événements évoqués dans ce livre, de même que certains personnages, soient réels et véridiques sur le plan historique, les personnages sont de pures créations des auteures, et leurs journaux sont des ouvrages de fiction.
Les histoires de ces livres sont protégées par les droits d’auteur de leurs auteurs respectifs.
Un visiteur inattendu (An Unexpected Visitor), copyright © Marsha Forchuk Skrypuch, 2009.
Les illustrations de l’intérieur de Anya Soloniuk ont été réalisées par Susan Gardos.
Originallement publié dans Cher Journal : Noëls d’antan – Dix récits choisis