Sa voix ! Touche : j’en frissonne de partout. Touche plus bas ! Tu te rends compte d’un court-jus ? Oh, mais c’est néfaste à la santé, pareille donzelle ! Sa voix, brûlante, une voix de contrebasse à cordes (à mon arc qui bande). Des inflexions comme un torrent souterrain. Un accent pas commun, inidentifiable, léger, sorceleur. Bravo ! Merci !
Je la regarde, j’entends des castagnettes qui flamencotent. Mes dents, tu crois ?
— Que puis-je pour votre service ?
— Vous correspondez au type d’homme que je cherche pour illustrer un numéro spécial de la revue que je dirige.
— Vous m’en voyez ravi. De quelle revue s’agit-il ?
— Une revue d’art, très abondamment illustrée. Vous serait-il possible de venir poser demain après-midi à mon studio ?
Eh, dis, où ça va, ça ? comme dit Francisque. A quoi elle joue, miss Tout-Continent ? Si elle a envie de se faire escalader par l’Herzog de l’amour, pas besoin d’user de faux-fuyants : lui suffit d’annoncer la couleur. Il a toujours un bout de bite à disposance, l’Antonio, pour les personnes de son gabarit, et une heure à consacrer à Cupidon.
J’hésite.
— Il s’agit réellement de photos, madame ?
— Réellement, oui, monsieur.
— Je regrette, mais j’ai des occupations très serrées à Bruxelles, en outre je ne me sens pas une vocation de modèle. Je suis dans les affaires, et mes employeurs ne verraient pas ces photographies d’un bon œil.
— Vous pourriez poser avec un loup de velours sur le visage ?
— Eh mais, dites donc, de quelle sorte de photos s’agit-il ?
— Artistiques, je vous l’ai dit.
— Hum, le terme est large !
— Je n’en vois pas d’autres.
Elle me tend un petit rectangle crème, genre morceau de parchemin, sur lequel est imprimée une adresse. Ce truc ressemble aux cartes de visite qu’on t’imprime à Hong Kong, dans la foulée, sur papier de bambou.
Une adresse y figure, en jolie anglaise brillante.
J’empoche par politesse.
— Demain, seize heures, ça vous irait ?
— Navré de vous décevoir, mais je crains de ne pouvoir m’y rendre, aussi vous voudrez bien excuser ma carence si vous ne me voyez pas.
Elle sourit indéfinissablement.
— Quelque chose m’avertit que vous viendrez.
— Je rends hommage à ce quelque chose, madame, pourtant je pense qu’il se trompe.
Je m’incline.
Vais pour regagner la salle.
Un dernier regard admiratif. Charogne : bigre de morceau ! Dommage que je n’aie pas le temps de pousser l’expérience.
— Mes hommages, madame.
— Attendez !
J’attends.
Elle détourne son regard trop incisif et me dit à voix presque basse :
— Même si nous devons ne plus nous revoir, laissez-moi vous donner un conseil.
— Je vous en prie.
— Méfiez-vous des gens qui essaient de descendre les escaliers roulants à contresens.
Et puis voilà, c’est elle qui m’écarte et sort la première.
Je me redonne un coup de peigne au lavabo, rajuste ma cravate. Je suis dans un état curieux, presque savoureux. Je flotte dans une surprise ouatée. Le mystère, quand il est prodigué par une madame gonzesse telle que cette Barbara, il t’atteint le physique.
La mère Gertrude commençait à s’impatienter devant des filets de sole à la crème qu’elle a commencé de briffer sans m’attendre.
— Pardon, fais-je : ma maison qui me téléphonait des instructions de dernière minute.
Pendant que le garçon me sert, j’opère un pano sur la salle. La belle directrice de revue d’art est installée à l’autre bout de l’établissement, en compagnie d’un vieux couple d’allure aristocratique. Elle ne regarde pas dans ma direction. Semble m’avoir oublié. Drôle de gerce ! Qui est-elle en réalité ? Et qu’espère-t-elle vraiment de moi ?
Qu’a-t-elle voulu dire en me conseillant de me gaffer des gens qui descendent à l’envers les escaliers roulants ? Sait-elle qui je suis et ce que je bricole à Bruxelles ?
— Ben dis donc, t’as pas l’air rigolo, tu dis rien ? remarque Gertrude, la bouche pleine.
— Je savoure l’instant, ma poule. Toi et des filets de sole réunis, c’est le bonheur.
— Y sont bons, hein ?
— On en mangerait !
— C’est meilleur que le haddock, tu trouves pas ?
Je sens que notre converse va virer au littéraire, aussi, vite, je me remets aux commandes.
— C’est une fameuse idée que j’ai eu de choisir cette banque, mon petit amour, on aurait très bien pu ne pas se connaître, hein ?
De la crème, légèrement citronnée lui débagoule des babinettes. Elle la torche avec de la mie de pain et s’en nourrit.
— Ouais, c’est ben le hasard, pour dire…
— Tu fais un métier passionnant, chérie. Tous ces claviers, ces chiffres. C’est pas n’importe quelle gourde qui pourrait !
— Ça, faut être spécialisée…
— Tu n’as pas peur d’être agressée, avec tous ces hold-up, de nos jours ?
— Non, à la Banque Lisbrock on craint rien.
— Outre la sécurité vous avez des alarmes astucieuses ?
— Et comment !
— Un commutateur à pied, je parie ?
— Oh,non. Mieux ! Beaucoup mieux !
— Pas possible ?
Elle est contente de m’intriguer. Le jeu des devinettes est toujours passionnant pour celui qui donne à deviner. Et moi, je philosophe un brin, en arrière de mes pensées courantes. Je me dis que des gars astucieux se défoncent pour mettre au point des parades défensives que des connards de son acabit vulnérabilisent par leur sottise.
Dans le fond, les objets ne sont pas faits pour tout le monde. On a trop vulgarisé tout. Pis : on a vulgarisé. Regarde l’automobile, ce sublime engin, ce qu’il devient entre les pattes des gougnafiers du dimanche. Ce que devient la tour Eiffel quand tu la transformes en porte-thermomètre. Ce que devient le chant dans la gorge de Sheila. Ce que devient l’entrecôte dans un restaurant britannique. Ce que devient le français dans mes livres ! Et dans ceux de la Robe-Grillée, donc ! Beurg ! Tout émigre, sitôt que créé. Part en sucette dans les mesquinades de la vie, dans la turbulence des hommes. Rien ne se perd, rien ne se crée, qu’il disait, l’autre ! Zob ! Tout se crée et tout se perd au contraire. Ce n’est que numéro d’illusionniste, mais les spectateurs bouffent le lapin, plument les colombes sitôt sorties du galure. Se mouchent dans les mignons mouchoirs en guirlande. S’en torchent l’oigne.
Bon, alors la Gertrude qui dispose d’un instrument secret d’alerte pour garantir le jonc des épargnants, elle le transforme en devinette, cette bécasse ! Qu’est-ce qui est vert, qu’a des plumes, qui vit dans une cage et qui fait cocorico ?
— Une cellule photo-électrique ? je propose.
Elle secoue sa linotterie.
— Non, non, pas ça.
Je feins la torture morale la plus déshydratante.
— Franchement, je donne ma langue.
— On n’a pas le droit d’y dire, assure la pie borgne avec importance.
Détentrice de secret, dis, c’est un beau rôle. Les imbéciles en font leurs choux gras. Ça les confère dans des importances inespérées.
— Oh, alors, il ne faut pas le révéler, m’empressé-je.
— Non, hein ? fait-elle, déçue.
— Ou seulement à des gens de confiance.
— Comme toi, par exemple ?
— Comme moi, oui, puisque je suis un client et qu’en fait j’ai le droit de savoir comment les biens que je vous confie sont protégés.
Elle se penche à mon oreille et me souffle dans la trompe (j’ai pas dit dans la trompette, ce sera pour plus tard).