— Allô ! je murmure, c’est vous, envoûtante Barbara ?
Au lieu d’une réponse, on me coupe la communication au pif et on laisse décroché. J’ai beau rappeler, ça répond pas libre. M’est avis que la donzelle déteste qu’on la réveille. Décidément, j’ai rien pour m’accrocher aux branches. Alors je me love dans un fauteuil, devant une eau-forte que ça représente le dauphin Louis, futur XI, en visite chez le père de Charles le Téméraire, le vieux duc de Bourgogne Machin qu’était pas mauvais cheval, lui. Je réfléchis au coup de la banque. Cette opé, pour être certain qu’elle réussisse au poil, il conviendrait que je puisse jouer tous les rôles délicats à la fois. Il faudrait que j’aille vaporiser le P.C. de la Landon Shaffer’s, et puis que j’entreprenne la mère Gertrude à son guichet, et aussi que je descende disposer les photos trompeuses dans la salle des coffiots pendant que le dénommé Van De Boo fait caca. Tout ça. Pour être bien servi, faut se servir soi-même, que les autres ont tendance à bâcler, ou à faire du zèle, ce qui est pire. Moi, je la sens bien cette affaire. Mais à condition qu’on m’accorde le don d’ubiquité. Trouver des archers à la hauteur, à la tienne ! Le temps que tu leur expliques et fasses piger…
La disparition de Fayol ne risque-t-elle pas de nous valoir des ennuis ? Ils vont la trouver suspecte, les copains ; l’Anglais surtout. J’suis sûr qu’il aimera pas. Ça risque de faire annuler le coup de main. Car Fayol est au courant de nos projets. S’il s’est évaporé, ils vont croire qu’il en croque à la grande gamelle et qu’il nous a allongés aux poulets. Quelle chiotte ! Où l’a-t-il flanqué, ce tubar, le gars Béru ? Faudra au moins que je lui fasse révéler. Un autre truc me taraude le cuir : la réaction du Vieux. Je pige plus. Quand on devait craquer la British Golden Bank, il en voulait au coffre 44, le Dabe. On lui annonce qu’il y a contrordre et que c’est la Banque Lisbrock qui est visée, il répond que ça ne fait rien et qu’il lui faut le contenu du casier 44 de celle-ci. Pas banal, non ?
Tout en malaxant ces mystères, et autres morosités, je m’endors dans mon fauteuil.
Dans la noye, mal à l’aise du fait de ma posture, je rejoins mon plumard, file un coup de genou dans le baigneur à Gertrude pour obtenir l’espace nécessaire à ma dorme, et me mets à en concasser vilain.
Il fait jour et beau lorsque je me réveille. La banquière a disparu. Faut dire qu’il est près de neuf plombes et qu’elle est allée au charbon. Elle m’a laissé un mot sur le papier à lettres gravé de l’Amigo : Soye minou, mon chéri : passe à la banque qu’on se fixe un autre rendévous. Si tu savais comme le derrière me brûle ! Je t’embrasse plein partout. Ta Trutrude.
Gentille, non ? Elle m’a même noté son adresse pour si ça presserait notre revoyure.
Une deuxième missive tient compagnie à la première. Je te la livre intégralement.
Moi, c’est pas le cul qui m’brûle, c’est l’estom’. Leur bière, ben mon vieux, tu m’en r’causeras ! Rien n’vale le bojolé nouveau. J’sus été m’occuper d’not’ pote dont auquel tu comprendras d’qui j’veux dire. On s’retrouve tantôt au lieu qu’y z’ont dit pour le rancard. J’t’en serre cinq. Alexandre-Benoît B.
Ayant pris connaissance de ces différents messages, je commande mon breakfast et des journaux. Je me cogne des eggs-and-bacon et un café-noir-croissants tout en parcourant les manchettes des canards. Après quoi, décidant que je n’ai rien de mieux à fiche, je me rendors. Toujours emmagasiner du repos quand c’est possible. T’as tellement l’occasion de puiser dans ton capital énergie, à force d’exister dans cet univers de chiasse !
A quatorze heures, gavé de sommeil, je téléphone à ma Félicie, lui dire que tout va bien et que Bruxelles est une ville vachement sympa.
Ensuite je m’offre une sérieuse douche, un rasage serré ; je me lotionne bien partout et je file à la réunion.
Sa Majesté fait les cent pas sur le trottoir en m’espérant. Elle examine les passantes, se permettant même un mot gentil aux mieux en chair, et elle fume un gros cigare belge pour P.-D.G. de cinéma.
Béru m’accourt contre, tel un cador éperdu de son maîmaître.
— Y a des chouettes gonzesses, ici, tu n’trouves pas ? Des grands-mères roulées maison. J’crois qu’à l’indice du nichemard, Bruxelles tient le pompon.
— Où est Fayot ?
— Mais…
— Ah, non, marre. Je te somme de me dire ce que tu en as fait.
Mon ton sans jambage l’en impose. Il sait quand ma coupe déborde, le Gros.
— Ecoute, là qu’il est, y craint rien.
— Où est-il ?
Alors il s’explique.
Hier, après notre départ, il a eu une converse approfondie avec le malfrat. Il a appris qu’il était manda et père de famille. Il l’a obligé de téléphoner à sa bonne femme pour lui dire qu’on voulait l’embarquer dans un coup qui ne lui disait rien et qu’il préférait aller se mettre au vert quelque temps, en attendant que l’opération ait lieu, car il craignait que son lâchage ne lui vaille des représailles de la part de ses copains. Ce coup de fil passé, il a embarqué Fayol dans une pension de famille très modeste d’un quartier excentrique et l’a contraint à louer une chambre. Lorsqu’ils ont été tous les deux dans celle-ci, il lui a fait ingurgiter de force une demi-bouteille de whisky. Le pauvre Fayol, qui ne boit pas d’alcool, s’est écroulé, ivre mort.
Ce matin, Béru est retourné à la pension. L’autre revenait à peine à lui, et il lui a fait finir la bouteille. Nouveau coma éthylique. Il a prévenu la matrone de l’établissement que son cousin Fayol buvait beaucoup, et jusqu’à l’inconscience, à la suite d’un deuil cruel dont il ne se remettait pas, mais qu’il était très calme, très gentil et qu’elle n’aurait jamais de désagréments avec lui. La vieille, très imbibée aussi, a assuré qu’elle comprenait la vie et qu’un chagrin c’est un chagrin. Le noyer est une manière comme une autre d’en venir à bout. Elle-même avait perdu son homme dix ans plus tôt, eh ben c’est au genièvre qu’elle accommodait sa douleur éternelle.
— Comme tu vois, tout est au poil. Avec une boutanche par jour, gurgitée en deux fois, on se le tient k.-o. jusqu’à butane-éternuâmes.
— Mais il risque d’en crever ! bondis-je. Un gus qui ne buvait que des jus de fruits !
Le Mammouth part à rire.
— Mourir ! Un malheureux flacon de vouiski qui n’fait même pas le litre ! Bon, pisque t’as des escrupules, j’lu donnerai doré de l’avant quéque chose de plus raisonnab’ : d’la Chartreuse verte, ou du Cointreau pour dire de l’étonner.
Je me propose de revenir sur la question ultérieurement et nous pénétrons dans l’immeuble où doit se tenir notre rencontre au sommet, l’heure du rendez-vous ayant largement sonné à tous les clochers ou beffrois de la ville, de même qu’aux montres-bracelets de ses habitants.
Notre point de rencontre est un vaste immeuble moderne dont le bas fait galerie marchande. C’est plein de magasins modernes où l’on vend des disques, des inutilités bimbeloteuses et des hamburgers noyés dans le ketchup. Au fond, un escalier roulant conduit à l’étage supérieur, là que l’immeuble commence positivement sa vie d’immeuble.
Je m’engage dans l’élévator, suivi de Sa Majesté. Ce qu’il vient de m’apprendre à propos du sort de Fayol me tracasse. Car enfin, la thérapeutique pour garder le tubar inconscient est sévère, compte tenu de son état de santé. En outre, je me demande si elle est tellement efficace ? Un zig ivre mort peut connaître des périodes de récupération, période que le Belge mettrait à profit pour rameuter nos « commanditaires ».