Me voici à mi-hauteur de l’escadrin, lorsqu’il se passe quelque chose au niveau du premier. Un type vêtu d’un imperméable noir, coiffé d’un chapeau à large bord et le nez chaussé de lunettes teintées s’élance dans l’escalier à notre rencontre.
Bon Dieu ! Pour lors, la recommandation de la belle Barbara me revient à l’esprit. J’aurais pu y repenser plus vite, en découvrant l’escalier mécanique par exemple. Mais non, tout aux déclarations du Gravos, je me suis précipité sur les marches de métal comme un étourdi. Et maintenant il y a ce type. Et il braque une pétoire grosse comme une pièce de marine à longue portée dans ma direction. Sa position et la mienne font qu’il ne peut me rater. Il n’a qu’à défourailler et à se laisser remonter. Sans doute a-t-il prévu une issue de secours.
A bout portant ! Un soufflant pareil ! Va y avoir un trou grand comme le tunnel sous le Mont-Blanc dans ma viandasse ! Et d’ici deux secondes au plus.
Ton Sana joli ne barguigne pas.
Talonnade arrière, formide. La ruade de mulet ! En plein dans le poitrail du Mastar qui part à dame en hurlant comme une horde de loups qui se serait fait coincer les queues dans une portière de wagon. Et simultanément, moi, l’Antonio du siècle, je bondis par-dessus la rampe de l’escadrin. Super-valdingue. J’atterris sur un amoncellement de grosses poubelles de plastique. Un méchant vacarme emplit l’immense local. C’est la rafale de toute beauté. Car il possède un pistolet à répète, le vilain, et quand tu conserves ton doigt sur la détente, toute la sauce part.
Et puis y a cavalcade au-dessus de ma tronche.
Je me dépêtre des poubelles. Boitille un brin, m’étant foulassé une flûte en chutant. Reviens à l’escalier qui hisse un gros laxonpem de viande et de fringues : Bérurier, couché à la renverse dans l’élévator. Je me précipite. Le tas béruresque est déjà arrivé au premier. Je gravis les marches mouvantes cinq à six.
Un regard angoissé sur mon pote m’indique que le sang dégoulinant de sa coiffe ne provient pas d’une balle mais du coin de l’escalier. Je le palpe : honnis l’avarie en question, Pépère est indemne, la salve qui m’était destinée étant passée largement au-dessus de lui.
Il grommelle des imprécations. Je l’enjambe pour mater le hall du premier. Au fond d’icelui, une porte marquée « issue de secours » n’en finit pas de battre.
Inutile de vouloir courser notre agresseur, il a déjà rallié le sous-sol. Sa retraite était dûment préparée. J’aide le Dodu à se remettre à la verticale. Il étanche son raisin vermeil à l’aide d’un mouchoir qui en a vu de toutes les couleurs, au point d’oublier la sienne d’origine, si je puis malexprimer ainsi, mais t’as l’habitude, non ?
Du haut, nous considérons le hall où ça effervescente. Le grand lustre central est sacrément endommagé par la rafale, et y a des morceaux de plâtras grands comme la Belgique au sol. Même qu’un vieux curé déguisé en ecclésiastique en a morflé un sur la calebasse ! Et puis une maman bieurle à l’excès parce qu’il en est tombé sur le landau où glapit sa chère chair.
— Prévenez la police ! je hurle. Moi j’évacue ce blessé.
Vite, je pousse Gradube dans une cabine d’ascenseur. L’appartement où on a la ranque se situe au sixième étage et c’est le numéro 68. On s’y pointe au pas de charge. A ce niveau, on ne perçoit plus la rumeur d’en bas. C’est calme, peint en vert d’eau, avec une épaisseur commak de bullegomme au sol pour te feutrer les pas.
Je toque au 68 d’un index plutôt pressé.
Chose bizarre, on ne me répond pas.
— Y aurait pas gourance ? s’inquiète l’Ebréché.
— Non, fais-je en consultant mon carnet, j’ai bien noté 68.
Je presse une minuscule bitougne ronde, en acier, logée à droite de la porte. Un petit air bref mais mélodieux retentit à l’intérieur. Nothing.
A cet instant, l’un des ascenseurs stoppe à notre étage. Pourvu qu’il ne s’agisse pas des archers ! Je me détronche. Respire. Les frères Karamazoff ! Médé et Pauley, fringués identiques de costars en tweed moucheté. L’aîné porte son éternelle gapette, l’autre est nu-tête.
— V’là Dupont et Dupont, ricane l’Enfoirure.
Médé semble soucieux.
— Qu’est-ce que c’circus, en bas ? il demande.
— Un dégourdoche nous a défouraillé contre pendant qu’on se payait l’escadrin roulant, expliqué-je.
— Merde, y a plein de roycos qu’arrivent à la rescousse. Pourquoi qu’vous z’entrez pas ?
— Faudrait qu’on nous ouvrisse, gronde Alexandre-Benoît, mais on a beau carillonner, y jouent motus à l’intérieur.
Comme pour en avoir le cœur net, les deux Prince s’offrent un récital de phalanges contre le panneau laqué. En pure perte.
Alors on se regarde, sans joie.
— J’aime pas ce genre de lapin, dit Médé. Et puis ce type qui vous reçoit à coups de pétoire, c’est pas inscrit dans le cahier des charges ! J’sais pas pourquoi, cette affaire commence à me tartiner la prostate, les mecs. Si on serait marles, on laisserait quimper leurs coffiots, à ces pieds-nickelés. C’est comme de changer d’objectif, commak, sans prévenir. Franchement, y nous prennent pour d’la crotte de bique.
Il se tait pour tendre l’oreille. Une grosse rumeur bourdonne dans les étages. Elle s’enfle, se rapproche.
— V’s’allez voir qu’on va s’faire alpaguer comme des branques, sans avoir rien fait, bordel de merde !
Prenant une brusque décision, je sors mon sésame et me mets à farfouiller dans la serrure. Intéressés, soudain, les frères Prince me contemplent avec des yeux professionnels.
Ma promptitude à délourder les sidère.
— Alors là, chapeau, dit Pauley.
On s’engouffre à qui mieux mieux, mais sans bousculade. Referme.
Ouf ! Le brouhaha montait dru et on allait se faire interpeller par des collègues irascibles.
Nous sommes dans une petite entrée de bureau. Y a des portemanteaux avec un manteau accroché à l’une des patères (noster). Des vitres dépolies lui donnent médiocrement l’éclairage du jour. On pousse une porte également vitrée qui donne accès à un vaste burlingue meublé d’une table ovale et de chaises strictes. Des sous-mains, disposés comme des sets, émaillent la table de taches vertes, géométriques. Sur une chaise de bout, se trouve l’Anglais. Il est légèrement renversé en arrière et il a eu la poitrine défoncée par une rafale de valdas. Son meurtrier, vachement blagueur, tu vas voir combien, lui a planté son pébroque dans la plaie béante, si bien que M. Mister fait songer à un taureau banderillé grotesquement.
On s’immobilise pour contempler. Tout ça est très impensable. Dans le couloir, ça déferle en masse. On crie, on interpelle, on incohère. Bon, et puis ça se tasse. Ils ont une manière de courser les assassins ici qui me paraît assez artisanale. Note que nous autres, en Francie, quand on a repéré un kidnappeur dans une cabine téléphonique, on lui envoie une Estafette de gendarmes avec phares tournants et sirènes. Alors c’est bien pour dire de se ficher de la charité, hein ?
Bérurier qui a déjà coagulé s’approche de la victime.
— A bout portant, il dit, ses fringues sont roussies.
— Un familier du gars, réfléchis-je à intelligible pensée.
— Fayot, peut-être, puisqu’il n’est pas là ? suggère Pauley.
— Hum, ça m’étonnerait, répond Bérurier qui a des raisons.
Le vieux Médé remonte le col de sa veste. Il est tout rabougri, soudain, tout minusculisé par le drame.