— Savez-vous qui sont les deux gugus de l’antichambre, San-Antonio ?
Négation muette de l’interpellé.
— Les frères Prince ! Ça vous dit quelque chose ?
— Vaguement. Je sais qu’il s’agit de gibiers de potence, mais leurs pedigrees…
Chose curieuse, le Dabe n’a pas apprécié mon qualificatif concernant ses compagnons.
— Oh, gibiers de potence, n’exagérons pas, dit-il précipitamment, en faisant avec son râtelier un bruit de boîte de cachous secouée. D’aimables gredins tout au plus. Autrefois, Médé, l’aîné, gérait une petite entreprise d’électricité. Pauley, son jeune frère a mal tourné. Au début, Médé a voulu jouer les pêcheurs d’âme, seulement c’est lui qui s’est laissé piéger et qui a subi l’influence de son cadet. Les Prince se sont alors créé une curieuse spécialité dans le Milieu en devenant experts en signaux d’alarme. Ils sont capables de neutraliser les systèmes les plus modernes, les mieux perfectionnés. De ce fait, ils ont à leur actif des cassements notoires, et ils donnent des consultations très appréciées quand ils refusent de participer à une opération ; cela dit, je suis à peu près convaincu qu’ils n’ont pas de sang sur les mains.
Et poum ! Le bath cliché grand-guignol. Macbebeth qui monte qui monte ! Fallait. Le Vieux ne sort jamais de chez lui sans ses gants et un pacsif d’idées reçues.
Le sang sur les mains est une image clé du langage de mister Vioquard.
Je la lui laisse déguster. Les rodomontants adorent jouir des ondes consécutives aux mots tombant de leurs lèvres. Ils les écoutent vibrer, se dissiper dans le formidable magasin où sont stockées les jactances universelles. Qu’un jour on aura des appareils pour les recapter, je sais, et ainsi se rendre parfaitement compte l’ à quel point elle est scrupuleusement héréditaire, notre connerie.
— J’ai eu l’occasion, jadis, de rendre un signalé service à Médé Prince et il m’en garde une reconnaissance…
— Eternelle ? je me hâte de proposer au vieux pompier du langage.
— Voilà ! remercie-t-il comme si je lui aurais ramassé ses gants tombés.
Ce qui me tarabate le mental, c’est comment il se fait que le Dabuche aille rendre de « signalés services » à une vieille fripouille comme Médé. Pas son genre de frayer avec le Mitan, Pépère.
Soucieux de ne pas s’éterniser sur la question, il caracole déjà du verbe en tête de peloton :
— Ce bon Médé, sentant que sa carrière s’achève, a voulu donner un gage de sa gratitude…
— C’est gentil à lui.
— Somme toute, oui, car il n’était pas obligé…
— Si, il était le vôtre…
Jeux de mots, jeux de vilain ; le Raclé me caramélise d’une œillade dont une nature faible ne se remettrait qu’au bout de trois électrochocs.
Il poursuit, sèchement :
— Bref, les Prince ont été contactés par des filous internationaux de grand style qui leur offrent de participer à un coup exceptionnel : la chambre des coffres de la British Golden Bank à Londres.
— En effet, admiré-je, ces messieurs voient vaste. La British Golden Bank est le plus grand établissement bancaire du Royaume-Uni, n’est-il pas ?
— Certes, et il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une succursale, mais de la maison mère !
— Donc, vos amis Prince (et toc, attrape, vieille fripe !) sont contactés pour participer à cette super-opération, et ils vous mettent au parfum ?
— En quelque sorte.
— Et vous me demandez, je suppose, de pousser un peu les choses pour découvrir la liste de tous les engagés et les faire pincer au moment du coup de main ? Le beau coup de filet international qui servira le prestige de la Police Française ?
Il ricane comme le diable dans un Faust pour tournée des sous-préfectures.
— Vous supposez à tort et à travers, mon cher. Et en l’occurrence, plus à tort qu’à travers. Je me moque des filous internationaux quand ils ne donnent pas leurs récitals sur notre territoire ; et les magots britanniques ne sont pas à la pointe de mes préoccupations. Non, mon dessein est autre. Je veux que les frères Prince acceptent la proposition qui leur est faite. Je veux que le coup de la British Golden Bank ait lieu. Je veux qu’il réussisse. Qu’il réussisse pleinement, vous m’entendez ? Et puis je veux surtout qu’au cours de l’opération vous trouviez le moyen de forcer le coffre numéro 44 et que vous me remettiez son contenu. Je ne veux que cela, San-Antonio. Seulement cela, mais je le veux très instamment.
Il liquide son bloody-mary et me tend le verre avec brusquerie.
Un moment de silence suit.
Qui est presque de Mozart.
Je récapitule en quatrième pensée les paroles du Vénérable. Et, tu sais pas ? Ce qui me tracasse (ou me trabute, au choix, l’un et l’autre ne se dit ou ne se disent pas) le plus, c’est, dans ce cinoche dément, de devoir filouter des gredins d’envergure. Casser une chambre forte, c’est possible, nul n’en ignore. Mais, une fois dans la place, devoir faire cavalier seul, voilà qui me fait perspectiver des dangers peu banals (et si je fais un four, ils seront peu banaux).
— Objections ? demande le Dirlo, toujours avec un filet de vinaigre dans le ton.
Je l’estomaque :
— Aucune, monsieur le directeur.
— Alors c’est parfait, se radoucit-il.
— Les deux frères sont au courant ?
— Il a bien fallu. Ce qu’ils ignorent, par exemple, et doivent absolument ignorer, c’est que je me réserve le coffre 44.
— Dommage, leur aide, le moment venu, m’eût été précieuse.
— Je n’en doute pas, mais ils doivent ignorer la chose, un point c’est tout.
— En ce cas, de quel argument vous servez-vous pour leur demander de réaliser ce casse avec moi ?
— D’aucun, mon bon ami, je n’ai pas besoin d’argument pour justifier mes décisions. Les Prince savent qu’ils peuvent avoir confiance en moi et cela suffit…
Le fait du Prince, quoi.
— Eh bien, soupiré-je, il ne me reste plus qu’à faire la connaissance de ces messieurs.
Ayant je dis, du fond de l’horizon, arrive avec furie un brouhaha comme seuls un raz de marée, un séisme ou Bérurier peuvent en provoquer. Ne nous trouvant pas sur un littoral, non plus que sur un territoire où le sol danse, force m’est de conclure que ces clameurs, ces chocs, ces bruits inidentifiables résultent du sieur Béru.
Je précipite.
Et, de fait, trouve bel et bien l’Energuménissimo dans ses œuvres, actes et cris.
Il n’est point seul, une dame pouffiasse l’accompagne, laquelle est échevelée, livide au milieu des tempêtes. Sa coiffure rousse-pute tire-bouchonne, son rimmel, son vert à z’œils, son ocre à pommettes, son rose à joues, son violet à lèvres dégoulinent comme sur un masque de cire en train de fondre. Elle est déjà tuméfiée, éplorée, sanguinolée, aux rives du k.-o, en plein chaos. C’est Pauley, le plus jeune des frères Prince qui la chicorne. Et Bérurier-le-Preux tataouine ledit Pauley, au secours duquel a volé son aîné. Et dans l’impitoyable échauffourée, le bureau de Claudette s’est renversé, de même que Claudette dont il est notoire désormais qu’elle porte des bas, et pas de culotte et qu’elle est presque vraiment blonde, vénitien, même, c’est te dire !
Ce qu’il faut assister dans cette pauvre et miséreuse vie, maman !
Je hurle, sépare, soustrais les plus faibles aux griffes des plus forts, calme de la voix, exhorte, dis les vertus de la civilisation, questionne sur les causes du conflit, remédie de toutes mes forces physiques, mobilise toutes les morales, fais acte !
Et un tant-bien-que-mal de calme s’établit. Chacun haletant pour soi, se rajustant, s’épongeant, maugréant des menaces comme un bateau au moteur coupé court encore sur son erre, que veux-tu que je comparaisonne de mieux ?