— La nuit, Barbara était donc seule ?
— Oui.
— Ça boucle tard, sa taule ?
— Elle n’ouvre que l’après-midi. A sept heures on refuse les clients.
— Elle recevait des visiteurs à titre privé, le soir ?
— Je ne sais pas.
— Dans ses relations intimes, y avait-il des habitués ?
— C’était une femme très… enfin, un homme très discrète…
— Pour cette nuit, tu ne sais rien ?
— Non.
— O.K., je ne veux pas t’empoisonner davantage. Je vais récupérer le gros goret qui m’accompagne et on va s’esbigner. Toi, pendant ce temps, téléphone à la police. Inutile de leur parler de moi.
J’ignore pourquoi, l’envie me prend de lui rouler une petite pelle, en camarade, avant de la quitter. Un bonjour du pays, juste pour dire. Et puis j’aime bien les Bretonnes.
Je martèle les glaïeuls de Le Moine du poing en appelant :
— Béru ! Ramène-toi, ça urge.
— Et moi donc ! que répond Pépère d’une voix en partance.
Mais il sait que je ne lui ferais pas escamoter un coït sans valables raisons, aussi s’empresse-t-il de découiller en catastrophe avec des ébrouements de rasé Gillette qui se démousse dans un lavabo d’eau froide.
Après quoi, il profère des « Bongu de cul » qui trahissent ses origines paysannes.
Ses spring’s parteners (car c’est le printemps qu’elles ont apporté dans son calbute) réclament leur dû. Sa Majesté, magnanime, leur donne un talbin de mille points belges à chacune. Tollé de ces dames ! Elles assurent que « ça » c’est le pourboire, mais que leur temps et leurs fesses représentent un capital infiniment supérieur. A quoi le Mastar rétorque qu’un sexe de la dimension du sien est un capital inestimable dont il a la magnanimité de ne pas réclamer les intérêts, et que si on veut le mettre en renaud, vaut mieux l’en informer séance tenante pour qu’il procède sans plus tarder à une distribution de mandales.
Je lance à ces demoiselles une pincée de biftons et, pendant qu’elles les comptent, nous nous emportons autre part…
… En l’occurrence sous les ciels bas et quasiment hollandais de Bruges la morte, que tu peux pas t’imaginer le combien que cette ville est belle, avec ses canaux silencieux dans lesquels, comme dirait Lamartine, se mirent les frontons altiers des vieilles maisons des XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVIII, XVIII, XIX et XXe siècles qui les bordent. Avec ses ponts en dos d’âne, ses cygnes languissants, son mausolée de Charles le Téméraire, sa basilique du Saint-Sang, et tout le reste, merde, t’as qu’à potasser le Guide Bleu, j’sus pas là pour géographier tes connaissances !
Faudrait tout te mâcher ! T’atrophies des cellotes, mon gars. T’as les méninges qui se croisent les bras. Le cervelet qui s’invalide. Ta matière grise cloaqueuse. Entre ta bagnole et ta culture prédigérée, t’es juste là pour témoigner de la permanence humaine, faire croire que notre espèce disperse pas dans les futurs. Mais t’auras beau espérer, ton inertie aura gain de cause. Quand les trois quat’ nœuds volants dont je auront mis la clé sous le paillasson de leur sépulcre, il en sera terminate pour ta pomme à brève déchéance comme j’dis toujours. Qu’on est plus qu’une poignée d’utopistes à exister pour tout le monde. A faire nombre, comme dans les tournées miteuses, les gars qui se déguisent à toute pompe pour faire les autres ! Subterfuge, trompe-l’œil, poudre aux z’œils ! Tant pis. Après nous, l’insecte ou le déluge. De toute manière, le monde, pour quelques malheureux millions d’années qui lui restent, on va pas se racler les os des jambes pour en faire des pipeaux, hein ?
Ainsi donc on est à Bruges, dite la Venise du Nord (Venise étant la Bruges du Sud). Et on regarde, et on écoute le silence, parfois renforcé par un carillon de beffroi, gling glong, gling glong : la voix des siècles. Van Eyck qui t’envoie un baiser !
La maison des De Byrooth se trouve en bordure d’un délicieux canal bordé de saules inconsolables. Une embarcation chargée de légumes glisse dans un clapotis léger. Idem que les matins brumeux, quand tu vas à la chasse aux canards à travers les joncs qui s’écartent et vite se referment sur ton passage.
Belle demeure amphigourée, du seizième, selon moi, mais j’sus pas expert en douanes, hein ! Pignons en gradins, façade sculptée, t’aurais ça à Miami tu le paierais une fortune. Et sur les Champs-Zé, donc ! Bon, on sonne. Une vieille grosse, ridée, blanche dame, vient nous ouvrir. Elle a un rire sans dents, de trou-de-balle constipé. Elle est loquée de noir, plus un tablier blanc et une coiffe en forme de cornette qui donne à penser qu’elle a servi de modèle à Bruegel l’Ancien dont elle fut la condisciple.
Elle cause pas français, seulement sa langue à la con qu’il faut pas raffoler des voyages pour s’en contenter. Ça la regarde. Je lui demande M. ou Mme Van De Byrooth, en allemand, puis en français, ce qu’est pas diff. Elle me rerigole ses gencives au nez, bien large, comme un sexe de jument. Et puis nous fait entrer, tu vois, dans la belle maison supposée du XVIe siècle. Et je vais pas te décrire cette magnifique masure, sinon, mon book, tu vas croire que c’est un numéro spécial de Maisons et Jardins. Juste j’aimerais te signaler l’immense cheminée avec sa plaque et ses landiers et des bûches grosses comme les cuisses à Berthe Bérurier, parce que je raffole les cheminées[3]. Oui, la vaste cheminée, un point c’est tout. Comme on dit toujours dans les livres pour causer des grandes cheminées ? Monumentales ? Oui, p’t’être bien. Alors y a une cheminée monumentale dans le monumental appartement aux dégueulasses De Byrooth, je te demande un peu : s’habiller en gonzesse et jouer de la flûte de paf (ou de Pan) ! Les mœurs, hein ? Faut de tout pour saper un monde, comme on dit à Bruges où l’on parle « indistinctement » le français et le flamand.
On tousse pour éprouver l’écho du salon au plaftard voûté. Ça fait « ouang g g g g… »
Tu te rends compte ?
Merci.
Et alors, au bout de très peu de temps, dame De Byrooth (la bien-nommée, car je crois à l’influence des patronymes ; si je te disais : j’ai un pote qui s’appelle Dard, eh ben, mon vieux… enfin, bref) se pointe, très bourgeoise et bonne hôtesse, exquise d’allure, noble de maintien, pas du tout relâchée comme lorsqu’elle s’agenouille pour souffler l’hallali dans les cornets à piston de ces messieurs ; une cinquante-cinquaine mistifrisée, elle traîne. Elle se vêt chez les grands couturiers de Bruges-la-Morte et se farde avec autant de discrétion qu’une actrice interprétant un rôle de pute dans une pièce hollandaise.
Je m’incline très bas, genre Dartagnoche rapportant ses ferrets à cette salope d’Anne d’Autriche.
— Navré de vous importuner, madame.
— Du tout, du tout, répond-elle en nous dévisageant la braguette, au Gros et à moi pour supputer toutes sortes d’éventualités vachement poreuses.
— Il s’agit de votre soirée d’hier, à Bruxelles. Vous avez bien dîné à La Cassolette en compagnie de Mlle Barbara, votre mari et vous ?
Ça la chiffonne pas. Quand t’es con tout est beau, même tes viceries.
— Mais oui, en effet. Et ne vous y aurais-je pas aperçu, cher monsieur ?
— Peut-être bien, madame, puisque je m’y trouvais également.
— Ah bon, ce qu’on y mange bien, ne trouvez-vous pas ? Moi j’avais pris des coquilles Saint-Jacques à la nage et une selle d’agneau vert pré, plus des profi… des profiteuses ?
— Teroles, madame. Des profiteroles.
— C’était magnifique ! exulte cette vieille jouisseuse. Vous m’entendez ? Ma-gni-fique ! Léopold, lui, a pris…
3
Il va encore se trouver cent tordus qui vont m’écrire qu’on raffole pas « les » cheminées, mais qu’on raffole « des » cheminées. Parce qu’ils indignent que je fasse des nœuds pour paquets-cadeaux avec la langue françouaise.