La nuit tombe. Elle tarde de donner les lumières, la bourrique. De temps à autre, tu sais quoi ? Elle saisit le devant de sa jupe plissée à pleines pognes et la secoue comme pour chasser des mouches aventurées sous ses cotillons. Marrant, non ? Moi, j’aime.
Ou alors c’est qu’elle a besoin de s’aérer le frigougnet. En v’la un qui ne doit pas toucher lourd du chômage, moi j’te le certifie.
Quand elle a bien raconté La Cassolette, avec des enthousiasmes de péquenots impressionnés par le premier poulet aux écrevisses venu, je l’entreprends sérieusement, car je préfère la lecture du Michelin aux considérations de cette vieille hystéro.
— A quelle heure avez-vous pris congé de Barbara ?
— Après le restaurant, nous sommes allés boire une bouteille de champagne au Grand Polisson. Il devait être plus de minuit quand nous nous sommes séparés.
— Vous avez laissé Barbara au Grand Polisson ?
— Non, nous l’avons déposée devant chez elle. Elle nous a proposé de monter boire le dernier, mais nous avons refusé car il nous fallait rentrer ; le matin, mon mari doit être à ses bureaux dès huit heures…
En l’écoutant, un vague découragement me vient. Je me dis qu’elle ne m’apprendra rien, la vieille méduse. Et puis, que pourrait-elle m’apprendre ? Et à quoi cela servirait-il ? Je suis parti dans cette équipée saugrenue pour dévaliser un coffre no 44. D’abord à Londres, ensuite à Bruxelles. Et puis il y a eu une espèce d’éruption volcanique au sein de cette affaire en gestation et tout s’est soudain disloqué.
Bérurier louche sur la magnifique pendule du salon.
— Va falloir qu’j’songe à mon nourrisson dont au sujet duquel ça va t’êt’ l’heure d’son biberon…
J’acquiesce. C’est vrai : il nous reste Fayol à nous mettre sous la dent.
Pourtant, parce que je suis poulet et que t’empêcheras jamais l’habitude d’être une seconde nature qui prend le pas sur la première, je demande :
— Vous n’auriez rien remarqué, madame, en quittant Barbara ?
— Comment cela, monsieur ? demande la chère dame en fixant de plus en plus ma braguette au fond des yeux.
— Personne n’aurait abordé Barbara, par exemple !
Elle me vote une grosse tatape sur la cuisse.
— Vous alors !
— C’est oui ?
Elle n’ôte pas sa dextre de mon futiau.
— La place Van Deputt est en cul-de-sac, savez-vous ?
— Il se peut, chère madame.
— Mon mari a donc tourné autour pour repartir. Quand il a eu décrit cette courbe, j’ai eu le temps d’apercevoir un homme qui descendait d’une Porsche garée devant le studio. Barbara lui parlait, le dos tourné à sa maison.
— Comment était cet homme ?
Pour la première fois, elle réagit. Notre présence, mes questions, brusquement l’inquiètent.
— Mais pourquoi me demandez-vous cela ?
— Pour essayer de retrouver l’assassin de Barbara, madame.
Alors, là, je lui pompe l’air. Elle commence à rigoler parce qu’il lui est déjà arrivé qu’on lui fasse des blagues aussi spirituelles en Flandres, tu penses ! Mais mon air grave et mon regard maussade la dissuadent. Béru, qui n’est pas cap’ de demeurer longtemps assis, s’est approché d’un bar astucieusement ménagé dans une immense armoire à pointes de diamants dont les portes sont ouvertes et dont les cristaux étincellent à la suave lumière habilement placée dans le vaste meuble.
— Si je m’m’goure pas, c’est du genièvre, ça, n’est-ce pas, p’tite maâme ?
La vioque opine (une fois de plus).
Alors le Gros débouche le flacon et le renifle.
— Belle odeur, apprécie-t-il. Si son manage ressemb’ t’à son pelage, y n’doit pas z’êt’ dégueu !
Et comme la charmante femme se désintéresse de lui, il entonne la sonnerie « Aux champs ».
— Pourquoi parlez-vous de l’assassin de Barbara ? exhale Mémère dans un souffle.
— Parce qu’elle a été assassinée cette nuit, madame.
La voici dressée, les bras à demi levés, comme une qui joue au fantôme, mais sans drap de lit.
— Barbara assassinée ! Mais j’ai écouté les informations, j’ai lu Bruges-Soir, on ne parlait de rien.
— Parce que le meurtre a été découvert depuis quatre-vingt-dix minutes seulement !
« Les nouvelles ont beau aller vite, elles doivent être connues avant d’être propagées, n’est-ce pas ? »
Elle a un cri du cul, Mme De Byrooth. Il exprime la plus vibrante des oraisons funèbres.
— Mais alors, le studio va fermer ?
— Oh ! peut-être que non, chère madame : les grandes institutions ne cessent pas fatalement en même temps que leurs fondateurs. Ce qui est réussi survit à qui l’a créé. Et puis, à la rigueur, vous suceriez autre part et votre cher époux continuerait ailleurs ses effets de chemise-de-nuit-grand-mère !
Là, elle sourcille. Va pour objecter, mais rien ne lui vient et elle reste coite, immobile, défaite, comme sur une fresque que ça représente les Brugeois recalés ayant paumé les clés de la ville.
— Vous vous apprêtiez à me décrire l’homme auquel parlait cette nuit la malheureuse Barbara, je vous écoute.
Judicieuse diversion. Elle s’hâte :
— J’ai pu bien le voir car, sa portière étant ouverte, la lumière intérieure de son auto l’éclairait. Et je l’ai bien regardé puisqu’il parlait à Barbara, comprenez-vous ?
— Admirable ! Ainsi donc, cet homme ?
Elle rectifie :
— Je l’ai bien vu, mais de trois quarts puisqu’il s’adressait à Barbara. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il était très gros et qu’il portait une très forte barbe. Sa Porsche était blanche.
Béru s’approche pour nous roter du genièvre fraîchement éclusé dans l’espace vital et déclare :
— Une Porsche, c’est pas tellement la tire d’un gros lard.
Pertinent, comme toujours…
La vieille avaleuse de sabres ne se laisse pas déconcerter.
— Pourtant, il était très gros et très barbu, je puis en jurer !
On va essayer de faire avec.
CHAPITRE VIII
AUQUEL IL NE FAUT PAS CHANGER UNE VIRGULE
La cabine téléphonique sent la frite plusieurs fois pétée. Sur les parois perforées, de jolis dessins représentent des pafs flamands agrémentés de leurs burnes dont certaines sont exprimées avec leurs poils, ce qui te prouve que la fameuse Ecole Flamande verse à son tour dans l’hyperréalisme. Ces peintures rupestres comportent des commentaires dans la langue de Van Eyck qu’il m’est impossible de te traduire car ma polyglottie ne va pas au-delà de l’albanais.
Le Vieux m’a écouté sans piper, sans même respirer, eus-je pu croire. Et à présent, c’est lui qui parle :
— San-Antonio, mon cher petit (qu’est-ce qui va m’arriver sur le crâne !), il me faut absolument le contenu du coffre 44. Vous devez arriver à vos fins avec le seul concours de Bérurier !
Un seau d’eau froide en pleine poire ne me suffoquerait point davantage.
Comment veut-il que j’opère, ce tordu ? C’est comme si on essayait de faire pousser des cheveux sur son crâne de marbre rose, le con ! A deux, craquer la forteresse ! Même dans Tintin, y z’oseraient pas !
— Patron, si l’on touche à un coffre dont le numéro n’a pas été programmé depuis le standard du haut, tout se déclenche !
— Eh bien il faudra le faire programmer, mon cher.
— Je n’y avais pas pensé, ricané-je. Et la clé ? Pour prendre l’empreinte de cette clé unique, je dois une première fois faire neutraliser le coffre.