— Qu’entends-tu par là, Gros Sac ?
— Tu lu d’mandes pourquoi qu’il a une banane dans l’oreille, et y t’répond qui peut pas t’entendre parce qu’il a une banane dans l’oreille, tu comprends ? Le cercle vissé !
Fort de son puissant raisonnement, il décapsule la bouteille number two.
— J’sais pas, toi, mais ma pomme n’a pas sommeil. Au contraire, elle a b’soin d’agir, gars. Si qu’on s’offrait un’ petite tournanche d’inspection après la tournée d’champagne ?
Et ce qui ne fut pas dit fut fait.
Alors, nous v’là sur le toit plat, en forme de terrasse, du 69 rue des Frères Paul Kenny, romancier belge (1515–1999) dont l’œuvre la plus fameuse est « Tirer Coplan sur la Comète. »
Ce toit-terrasse est aisé d’accès à cause de ce que je m’en vas t’expliquer avec mon brio coutumier. L’immeuble du 69 jouxte un cinéma, par le fond d’une impasse, et une échelle d’incendie scellée au mur du vieux cinoche passe au ras de la terrasse du 69 lequel n’est haut que d’un étage.
Pourquoi ne sommes-nous point entrés par la porte grâce à mon éternel sésame ?
Simplement parce qu’il y a de la lumière plein l’institut de culture physique, et deux bagnoles (dont une Porsche blanche) en stationnement devant la porte. You see ? Merci very vouell.
Alors, bon, nous avons gravi, au cœur de l’obscurité, particulièrement dense dans l’impasse, les échelons rouillés, de manière à pouvoir accéder au toit plat. Et extrêmement bien nous en a pris puisque ce toit comporte deux grandes coupoles en Plexiglas destinées à ajourer la vaste salle de gym’ située au-dessous.
On se pointe pour mater. Et on tire une méchante grimace. La scène ci-jointe est en train de se dérouler comme un bouddha qui se tient assis en amazone sur un cheval d’arçon. Ce mec est aussi sympa qu’une maladie vénérienne parvenue à son apogée. La frime pleine d’eczéma qu’on devine large étalée sous la barbe en éventail. Il porte un kimono blanc à parements noirs. Il a des membres courts, énormes comme quatre jambons arrière.
Deux autres bonshommes encadrent un quatrième. Ce couple fait moniteur de C.R.S. à la retraite. Leur âge est certain mais n’a rien ôté à leur forme physique. L’un a les douilles taillées en brosse, l’autre s’est fait rasibuser au dernier degré, tel que ta seconde vague Gillette baise en canard les poiluches qui pensaient échapper à la première tonte, ces cons.
L’homme qu’ils encadrent, eh bien, je vais pas te laisser languir : c’est Fayol. Un Fayol hagard, à demi mort de trouille et d’alcool qu’on a obligé de s’asseoir sur un tabouret et qu’encore l’Architondu est obligé de maintenir d’aplomb avec son genou dans le dos.
— Dis donc, je balance au Gros, ton idée de le rapatrier dans ses foyers n’était pas tellement fameuse.
L’Endoffé renifle de consternation et, pour me punir, m’offre une nouvelle salve armée au Dom Pérignon.
— J’aimerais bien entendre ce qu’ils se disent, ces braves gens, soliloqué-je en un français irréprochable, car si je manie l’argot avec assez de verve, j’abomine l’utiliser pour penser.
— On va savoir, promet le Magistral.
Ce qu’il a de plus formidable, Béru, comme accessoire, c’est un couteau suisse multi-usages que si les gens savaient combien il est pratique, ils en voudraient tous.
Pépère dégage le poinçon de ses forts ongles endeuillés jusqu’à la lunule.
D’un tour de main puissant, il engage la pointe effilée là où c’est propice, c’est-à-dire près d’une charnière de la coupole.
M’est avis qu’il y aura des gouttières dans la salle de gym’ après cet exercice. Il cigogne doucement le poinçon, puis le retire, et un joli trou rond le remplace.
— Si Monseigneur voudra bien avancer sa baffle préférée, ricane mon ami.
Je m’aplatis sur le toit pour amener ma trompe au bon endroit. Comme la vaste salle de culture physique résonne, les voix sont judicieusement enflées.
Et j’entends.
— De quoi as-tu peur, Fayol ? fait gentiment le barbu. Est-ce qu’on t’a fait du mal ? On a seulement insisté pour que tu viennes discuter ici de ce grave problème. T’a-t-on menacé ? A-t-on exercé des sévices sur ta personne pour te forcer à parler ? Réponds !
— Non, non, bredouille Fayol.
Le Gros reprend :
— T’as été réglo, petit gars. Tu n’as pas fait de cachotteries. Je te félicite…
— Alors, je peux partir ?
Je cesse une seconde d’esgourder pour mater. Le Barbu a un sourire bizarre. Il trifouille dans sa barbe, comme s’il espérait y retrouver cette brosse à dents qu’il a paumée l’an dernier.
— Partir, oui. Mais ce qui me chicane, c’est que tu rentres chez toi où d’autres peuvent te ramasser comme on t’y a ramassé nous-mêmes.
— On n’ouvrira à personne, bégaie Fayol.
— Tu ne sais pas, coupe soudain l’obèse, j’ai envie de faire quelque chose pour toi, mon petit vieux.
— C’est pas la peine, halète le poitringue.
— Que si, t’as été si coopératif… Tu vois, j’aimerais que tu décroches complètement et que tu ne rencontres plus personne jamais…
— Comment, jamais ?… articule le pauvre zig, comme un qui marcherait sur la pointe des pieds dans de l’acide sulfurique.
— Que tu sois complètement au vert, quoi. Moyennant quoi je te ferais une pension.
Le Barbapoux saute de son cheval d’arçons et se frotte allégrement les francforts.
— Voilà : une pension. Qu’est-ce que tu dis de ça, Fayol ? Ça te la coupe, hein ? Moi, je trouve que c’est mérité. Une belle pension, et tu coinces la bulle ! Je vais te donner… Attends que je calcule… Une trentaine de millions par an. Correct, non ? Je sais vivre, tu l’admets ?
— Oh, mais pourquoi ? dit Fayol d’une voix lamentateuse.
— Commeça. Tu ne me crois pas ?
Et comme le foireux ne répond rien, il insiste :
— Hein, réponds : tu doutes de moi, Fayol ?
— Mais…
— Ecoute, je te jure sur la vie de mes enfants que je vais te servir une pension annuelle de trente briques. Tu me crois maintenant ?
— Vous n’avez pas d’enfants !
— Non, mais j’aurais pu en avoir, répond le Barbu du tac au tac.
Il fait quelques pas dans la salle au sol garni d’un épais tapis rêche. Il cueille un haltère qui doit bien aller chercher dans les trente kilogrammes et le soulève comme tu ramasserais le portefeuille d’un P.-D.G. de la sidérurgie (les portefeuilles de chômeurs sont beaucoup plus lourds car ils contiennent des photos au lieu de talbins). L’énorme Jef se met à badiner avec son haltère, kif une majorette avec sa canne enrubannée.
Ayant accompli cette aimable démonstration, il vient se planter devant Fayol.
— T’es là, tout incrédule… C’est marrant tout de même que les hommes refusent de croire au Père Noël ! Tiens, pour te prouver que je ne te chambre pas, je vais te remettre une avance sur ta pension, O.K. ?
Fayol déglutit avec une peine infinie. S’il lui restait encore quelque chose en magasin, il gerberait sur le tapis de travail.
Le Barbu continue de faire l’hélice avec son haltère.
Un silence !…
Puis, Barbe-bleue-le-vilain s’adresse à l’un de ses copains.
— T’as cinq francs, Paul ?
— Je pense, oui.
— Alors, donne-les-lui.
Docile, le vieux gorille s’exécute. Il tend cinq pions à Fayol, lequel ne fait pas un geste pour s’en emparer.
— Qu’est-ce que c’est ? il balbutie, devinant confusément que son cas part en dérapage incontrôlé.
— L’avance promise, fait Jef Inidschier. Ecoute, mon petit Fayol, trente millions de pension annuelle ça fait un franc par seconde. Comme il ne te reste plus que cinq secondes à vivre, je te fais remettre ton dû.