— Je sens que vous allez finir par m’épouser, pronostique la jouvencelle.
Un frisson me zigzague la colonne vertébrale comme quand tu veux ranger un mètre pliant. J’ai envie de gerber sur son comptoir de marbre. Epouser ce machin-là ! Je préférerais me marier avec Fernand Legros pour peu qu’il veuille bien couper sa barbe et raser également les poils de son chapeau.
— Du train où vont les choses, éludé-je.
Elle soupire :
— Ahhhrrrr…
— Vous êtes un peu pâle ? dis-je.
— Je ne me sens pas très bien. J’ai comme des vertiges. On dirait que je suis soûle, si vous voyez ce que je ressens ?
— Le printemps, rassuré-je.
— Mais on n’est pas au printemps !
— Justement.
Je me penche :
— Tu es belle et je te veux mienne, ravissante créature.
— Ahhhrrrrr, répond cette nom de Dieu de conne.
Bérurier entre en scène.
Il a une serviette sous le bras. Fort belle pièce de maroquinerie acquise dans un Uniprix voisin, et qui lui donne l’aspect d’un démarcheur du Crédit Agricole de la Lozère.
— Salut, ma petite poule, dit-il allégrement. J’viens filer des fafs dans mon cageot, si vous voudriez bien déboulonner ma tirelire.
Le moment crucial est arrivé.
Bérurier brandit sa clé en la tenant par la taille, entre le pouce et l’index, afin d’en faire lire le numéro.
Et ce numéro, tu le devines, c’est 44.
Attention : le paquet ! Toute la gomme, faut pas qu’elle sourcille. La sauce !
Je murmure à la Gertrude envapée :
— Oui, je t’épouserai, déesse de mes nuits. Et nous connaîtrons une vie enchanteresse, pleine d’odeurs légères, de lys immaculés et d’enfants à la ressemblance de toi.
— Ahhhrrrr… Ahhhhhrrrrr…
Elle tape le 44 sur son clavier. Parfait, brave, faut-il vous l’envelopper ?
Bérurier remercie d’une pichenette à son bada et fonce vers l’ascenseur.
Tu toucherais mon poitrail à cet instant, tu ne pourrais y laisser ta main plus de trois secondes tellement que ça trépide là-dedans. J’ai un marteau-piqueur en guise de cœur.
Et qu’est-ce que je vois ? Ah, non ! Non, je refuse ! C’est pas de jeu. Le sort me prend pour un lavedu. Il est 10 heures 18 et M. Van De Boo revient déjà. Il a la mine courroucée.
— Quelqu’un a détraqué la chasse, annonce-t-il à la basse cantonade. Et ce quelqu’un n’a rien dit ! Et maintenant les vouatères sont inondés…
Il regagne sa place en marchant étroit à cause de ses entrailles, les pauvres, qui ne veulent pas connaître des défaillances de la plomberie et qui ont du mal à différer.
Il va s’asseoir pour s’obstruer. Il va regarder les écrans. Voir Béru… Mais le 44 lui est-il connu ? Réagira-t-il ? Il est tellement tatillon, minutieux, que sûrement oui.
— Elle se trouve mal ! exclamé-je en montrant Gertrude. Monsieur ! Vite !
Le chef s’empresse, remisant son envie pour plus tard, car l’émotion est astringente.
— Voyez comme cette jeune fille est pâle ! fais-je. Elle est sur le point de défaillir.
Van De Boo et ses collègues s’empressent. Trutrude se dit qu’effectivement elle n’est pas dans son assiette et qu’un petit macadam n’est pas de refus. Deux jours à se faire bourrer par un beau gosse qui se déclare prêt à l’épouser, y a pire, dans la hiérarchie des calamités, t’admettras ?
Alors elle dole vachement, s’abandonne en complaisance aux mains confraternelles qui lui compatissent autour. Elle joue tout ce qu’il y a de volontiers ce rôle que je lui tends. Un gus la prend aux épaules. Un autre par les jambes. Un troisième loustic, pour mieux soutenir l’ensemble, passe ses mains sous les fesses rebondies de mademoiselle et, subrepticement, lui file son doigt dans rogne à travers robe et slip. Van De Boo annonce qu’il va à la pharmacie pour des vulnéraires ; qu’en réalité, il court débourrer au troquet de l’angle, tu penses ! La façon dont il se déplace est éloquente. Tu dirais un robot déréglé. Il avance les jambes serrées, les pieds parallèles, en pivotant des talons, se reprenant de la pointe du soulier, que s’il s’écarte la moindre des choses, tout est à redouter.
Je perçois, derrière moi, un léger sifflotement. Reconnais l’air des « Matelassiers ». Donc, le roi Béru en a terminé de sa mission. Je coule un z’œil. Il sort d’un pas dégagé, sa serviette sous le bras.
On a embarqué la Gertrude vers les intérieurs, dérangé M. Frickmann en pleine pipe, juste pendant qu’il appuyait sur la tronche de Mlle Tuggobes avec frénésie, en pensant fort à la reine Babiola pour s’exciter à mort. C’est son vice secret, la reine Babiola, à M. Frickmann. Il donnerait sa place à la Banque Lisbrock pour se faire pomper une fois, rien qu’une, par Sa Majesté. Un rêveur… Bref, toutes les habitudes de la banque sont chambourlarès. Rien de tel ne s’était produit depuis 1924, que le grand lustre d’avant les transformations s’était écroulé sur la gueule du vieux caissier.
Je m’en vais discrètement. Radieux. Fier de nous.
Dehors, je vois quoi ? M. Van De Boo, pétrifié, vert. Il tend le bras en murmurant des mots vides et avides. Et tout en, il flouze dans son froc, le pauvre. N’en peut positivement plus. C’est fini. Sa boyasse a dit merde ! Trop de retard et d’émotions. Il pue à faire fuir une colonie de putois.
Je m’arrête.
— Ça ne vas pas, monsieur ?
Son regard est en colique également. Tout foireux. Son parler plus encore. Il est devenu diarrhée, M. Van De Boo.
— Là… Ils… Je… Ils… Lui… Oh, maman !
— Mais à part ça ? insisté-je doucement, afin de lui apprivoiser la détresse.
— Une agrrrr agrrr…
— Quoi, agrrrr ?
— Agression.
Jebondis. Merde, c’est vrai que Béru reste invisible ! Pourtant nous étions convenus qu’il m’attendrait à quelques pas de la banque.
J’attrape Van De Boo par ce qui lui reste d’attrapable, à savoir son veston.
— Mais parlez, bon Dieu !
— Le gros monsieur qui sortait de chez nous… Une auto. Deux hommes. Y en a qui lui a donné un coup sur la tête. Ils l’ont poussé dans l’ambulance…
— Parce que c’était une ambulance ?
— Oui. Elle est partie…
Je cours à ma tire remisée un peu plus loin. Voltige. Hop ! Hop ! Et hop ! Le moteur emballe comme la duchesse de L’. Je démarre si fortissimo que je heurte le joli cabriolet d’une gonzesse. Ne m’arrête pas. Elle, si, et trop vite puisqu’une camionnette l’emboutit.
Je bombe dans l’avenue, à fond la caisse. Décidément, je suis venu à Bruxelles pour interpréter « La Poursuite Infernale ». Je double à droite, je double à gauche. J’évite, n’évite pas, renverse, continue… Un feu rouge ? Tiens, fume, puisque c’est du belge !
Le carrefour est traversé à telle allure que les survenants n’ont pas l’idée de freiner. Ils passent en croyant avoir eu une brève hallucinance. Y en a même un qui stoppe pour prendre ses petites pilules contre la tension.
Toujours pas d’ambulance aux horizons. Je bombe vitissimo ! Une dame qui veut se protéger d’une flaque en abaissant son pébroque voit ce dernier disparaître, accroché à mon pare-chocs arrière, et se torchonne le maquillage parce que c’est sa poire qu’a tout morflé.
Ma poursuite continue. Mais est-elle valable ? L’ambulance a pu prendre une voie latérale, perpendiculaire ou multifiduciaire, après tout ! C’est grand, Bruxelles ! Un million septante quatre mille habitants ! c’est pas de la tarte ! Je veux bien qu’une partie est flamande, mais ça compte quand même, non ? Flamand ou pas Flamand, ça a deux jambes, deux bras, un tronc, ça mange, ça dort, ça marche, ça conduit une auto, ça traverse des rues, ça fait du lèche-vitrines le long des poubelles, tout ça, comme les gens.