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Et puis voilà qu’une voix tombe des hauteurs ; une voix étrangère à l’œuvre immortelle de Bizet.

— Quoi, chut ! M’faites chier, l’ami, av’c vos « chut ». Est-ce que j’ai causé une seule parole ? M’avez entendu causer quoi qu’c’fute ? Et alors, mes jumelles ? J’ai l’droit d’m’en servir, non ? Elles sont fait pour-ce !

Le public proteste. Les brameuses, sur scène, efforcent de rester sur leur portée de musique, pas déraper malencontreusement dans la vaseline de l’inattention. Un opéra, même comique, si tu lui files pas le train scrupuleusement, t’as vite fait de te retrouver dans les fausses notes.

Mais l’indignation moutonnante des « opérateurs » n’impressionne pas l’infâmure béruréenne qui, tout là-haut, laisse filer sa rogne, comme un cerf-volant dans le vent du nord.

— Mes jumelles, l’ami, j’en fais ce dont quoi bon me ressemble ! Si j’ai envie d’mater en arrière plutôt que de visionner ces affreuses « poutrones » qu’huilent comme des signals d’alarme, au lieu d’dire testuellement c’qu’é z’ont à dire et d’s’espliquer franchement, c’est mon droit. Et c’est par un emmanché de ta sorte qui va m’donner des leçons de standinge. J’sus été élevé aussi bien qu’toi, hé, con à barbe ! J’sors d’un milieu dont j’souhaite le même à tes pauv’s enfants, vilain. Chez mes vieux c’tait la grande classe : j’ai été élevé comme un p’tit lorde ; jamais un pet plus haut que l’autre, t’entends, dis, crevure !

Cette fois, les dames chanteuses partent en brioche dans une cascade de couacs. Les gonziers de l’orchestre se poilent en soufflant dans leurs instruments ou en raclant leurs crincrins. Waterloo ! En voisin ! Tout disloque, foire, patapouffe. Le chef, éperdu, continue de mouliner de la baguette en regardant vers l’incident. Des ouvreuses interventionnent. Et puis un poulet de service s’en mêle. Les gens trépignent. Bérurier place un crochet au bouc du flic. On rameute la garde. La Carmen loupe son si bémol de gosier. On baisse le rideau. Rallume les loupiotes de la salle. Les gens, dérangés, brandissent du poing. Merde, leur Carmen  ! Qu’ils s’étaient saboulés comme pour une réception à la cour de Babiola ! La vraie furia ! C’est pis que les conneries du Congo, autrefois. L’émeute. Des pandores se pointent.

Mézigue, atterré, je fends la foule pour rallier mon pote.

Je finis par me placer sur sa route, au bas du grand escadrin de pierre. Je mate sa pauvre gueule à nouveau saignante. Il m’a vu car il me cherchait. Et je comprends que l’incident a été voulu par lui, qu’il correspond à une tactique précise, son air madré sous les ecchymoses en dit long. Je fais encore des efforts de hanches pour me rapprocher…

Il me lance, sans me regarder :

— Il a une cravate violette !

Puis se laisse entraîner sans résistance.

Ah, le brave homme ! Si digne, méritant. Héroïque. Martyr du devoir. Gloire de notre chère Police françouaise. Astucieux péquenod. Sachant tout, devinant le reste. Obéissant à ses instincts qui lui tiennent lieu d’intelligence.

Je grimpe l’escadrin, à contre-courant. Cherchant des yeux un zig porteur d’une cravetouze violette.

Pas dif à retapisser : il est là, au premier, accoudé à la balustrade. Il regarde évacuer Béru d’un œil indéfinissable et chagrin. Il paraît pas joyce du tout. Je le mets en plein dans ma mémoire, ce tordu. C’est un grand type malingre, avec des cheveux sombres brisés sur le front, des favoris en pointe, un nez drôlement busqué. Il porte un complet deux pièces, noir et gris, avec une cravate qui ferait le bonheur d’un évêque en civil et une pochette pareille.

La sonnerie annonçant la reprise du spectacle vibre. Chacun-chacune rejoint son fauteuil. Contrairement à ce que je croyais, l’homme à la cravate violette ne grimpe pas aux galeries : au contraire, il descend. Je crois piger ce qui s’est passé : c’est lui qui a retapissé le Gros, tout à l’heure. Il l’a suivi. Il y a eu je ne sais quoi entre les deux hommes, et pour se sortir d’un mauvais pas quelconque, Béru a créé l’incident.

Je visionne le client. Il pénètre dans l’orchestre, mate son bifton comme un qui n’a pas été placé encore. Une ouvreuse vient à son aide, le guide vers un siège vacant, près d’un pilier.

Sur la scène, un zig en smok, la physionomie pleine de consternance, présente les excuses du théâtre pour le déplorable incident dû à un individu pris de boisson (c’est l’expression qu’il emploie). Il dit que le spectacle va reprendre par le commencement. Ainsi, le public aura eu deux intros pour le prix d’une. On applaudit.

Je grimpe quatre à quatre aux galeries. La place laissée libre par Mister Gradube me tend les bras. Elle se situe en bout de rangée. Je n’ai pas de voisin à ma droite, mais un voisin à ma gauche : un vieux crabe mélodiard en plein qui prend son pied à écouter le répertoire. Il doit faire partie des « Aminches de l’Opéra » ou autre club de ce tonneau. Les cheveux en brosse. Des lunettes cerclées d’or. Un tic de cachalot qui lui fait gonfler les joues et les dégonfler alternativement, biscotte son asthme.

Il regarde le nouveau voisinage que je lui présente. Ma mise élégante, mon aspect réfléchi le rassurent.

— Déplorable incident, je soupire, qu’est-ce qui a pris à ce loustic ?

— Un butor ivre, me répond le cachalot, cependant que le chef d’orchestre se fait applaudir en réapparaissant de son trou à rat.

— Quelqu’un l’accompagnait, n’est-ce pas ?

— Je ne crois pas.

— Un grand type brun ?

— Ah ! Oh, non, il lui a juste chuchoté quelque chose à l’oreille. J’ai pensé que c’était une question de double numérotage des places, car le gros sac a dit :

« N’y comptez pas, j’y suis, j’y reste ! Et puis il s’est mis à faire l’imb… »

Il se tait, tout de suite envapé par la reprise de la zizigue. « Tsin tagadagadagada… »

A la fin du spectacle, son slip tiendra debout, cégnace !

Je le moule discrètement, ayant appris ce que je voulais savoir. Sûr que Cravate-violette a enjoint au Gros de sortir ; mais Plein-de-soupe a refusé. Comme le danger devait être grand, il a choisi de se faire emballer par les archers de leurs Majestés Duboudin-Babiola.

Je redescends à l’orchestre. Malgré toutes mes précautions, je provoque des « chuuuut », des « assis ! », des « silence ! ».

Je me trouve en avant du gonzier repéré. Pas commode de le surveiller sans attirer son attention. Heureusement, il y a un petit miroir à l’intérieur de mon étui à peigne. Je m’en sers de rétroviseur. Je n’aperçois pas mon gars, mais la zone où il se tient. S’il se lève, je le verrai. L’ennui, c’est qu’il m’est difficile de garder la petite glace constamment braquée, sans compter que mon manège attire l’attention de mes voisins immédiats, en l’occurrence une grosse dame goitreuse et un petit grêlé charognard qui me visionne à tout bout de champ. Peu soucieux de provoquer un nouvel esclandre, je finis par remiser mon périscope.

Alors tout ça, bon : Don José dans sa prison avec la fleur séchée qui gardait pour lui sa douce odeur, et puis la vachasse de Carmen et son dargeot de percheronne dont elle trémousse pour bien exciter ce pauvre déserteur. Qu’à mon avis il a bien fait de mouler l’armée avant l’arrivée du franquisme. Même pour se faire contrebandier. La musique corridate de plus en plus « Tralala lalalala tralala lalalalère » et je t’en passe, pas te mastiquer les cornets.

V’là the end of the first act.

Je suis le premier à me lever.

Malédiction : la cravate violette n’est plus à sa place !

Me laisse turbuler par le public qui sort aux esquimaux, à la licebroque, au verre de gueuze. Navré. Ragé. Baisé !