Sevanna pivota face à la ligne des Sagettes, avec une expression telle que plusieurs reculèrent devant elle, et peut-être devant sa lance.
— Pourquoi les avoir laissées faire ça ? hurla-t-elle. Pourquoi ? Vous deviez contrer tout ce qu’elles faisaient, et non les laisser construire d’autres murs !
Tion avait l’air prête à vomir, mais elle posa les mains sur ses hanches et affronta directement Sevanna.
— Ce ne sont pas les Aes Sedai.
— Pas les Aes Sedai ! cracha Sevanna. Alors qui ? Les autres Sagettes ? Je vous avais dit de les attaquer !
— Ce n’étaient pas des femmes, dit Rhiale d’une voix défaillante. Ce n’était pas…
Livide, elle déglutit.
Sevanna se retourna lentement pour contempler le dôme. Quelque chose s’était élevé du trou d’où jaillissait la fumée. Une bannière des Terres Humides. La fumée ne suffisait pas à la cacher complètement. Écarlate, avec un disque mi-blanc, mi-noir, les deux couleurs séparées par une ligne sinueuse, exactement comme le bandeau que portaient les siswai’amans. La bannière de Rand al’Thor. Était-il possible qu’il tut assez fort pour se libérer, pour écraser toutes les Aes Sedai et lever sa bannière ?
La tempête continuait à s’écraser sur le dôme, mais Sevanna entendit des murmures derrière elle. Les autres femmes pensaient à battre en retraite. Pas elle. Elle avait toujours su que le plus court chemin pour arriver au pouvoir passait par les hommes qui le détenaient déjà, et dès son enfance, elle était sûre d’être née avec les armes pour les conquérir. Suladric, chef de clan des shaidos, était tombé devant elle quand elle avait seize ans. À sa mort, elle avait choisi ceux qui avaient le plus de chances de lui succéder. Muradin et Couladin croyaient chacun qu’ils avaient capté son intérêt, et quand Muradin n’était pas revenu de Rhuidean, comme tant d’autres, un seul sourire avait convaincu Couladin qu’il l’avait subjuguée. Mais le pouvoir d’un chef de clan pâlissait devant celui du Car’a’carn, et même cela n’était rien à côté de ce qu’elle voyait devant elle. Elle frissonna, comme si elle avait vu le plus bel homme imaginable dans la tente-étuve. Quand Rand al’Thor serait à elle, elle conquerrait le monde entier.
— Pressez de l’avant ! ordonna-t-elle. Plus fort ! Nous allons humilier ces Aes Sedai en mémoire de Desaine !
Et elle aurait Rand al’Thor.
Brusquement, un rugissement s’éleva de la ligne de front. Des hommes qui criaient, hurlaient. Elle jura, exaspérée de ne pas voir ce qui se passait. Une fois de plus, elle cria aux Sagettes de presser leur action encore plus fort, mais il sembla au contraire que la pluie de feu et d’éclairs dirigée sur le dôme faiblissait. Puis se passa quelque chose qu’elle put voir.
Près des chariots, des silhouettes en cadin’sor et des gerbes de terre jaillirent en l’air dans un fracas de tonnerre, et pas en un seul lieu, mais tout le long de la ligne de front.
De nouveau, le sol explosa, encore et encore, chaque fois un peu plus loin des chariots encerclés. Pas une ligne, mais un cercle ininterrompu d’explosions, d’hommes et de Vierges dont elle ne doutait pas qu’ils faisaient le tour des chariots. Encore, encore et encore, se dilatant toujours, et soudain les algai’d’siswais filaient près d’elle, enfonçant la ligne des Sagettes, s’enfuyant.
Sevanna les frappa de sa lance, cognant les épaules et les têtes, sans se soucier si la pointe en revenait sanglante.
— Résistez et luttez ! Résistez, pour l’honneur des Shaidos ! Ils continuèrent à fuir, sans l’écouter.
— N’avez-vous pas d’honneur ? Résistez et luttez !
Elle frappa une Vierge fuyarde dans le dos, mais les autres la piétinèrent. Brusquement, elle réalisa que certaines Sagettes étaient parties, et que d’autres ramassaient les blessées. Rhiale se retourna pour courir, mais Sevanna la saisit par le bras et la menaça de sa lance. Peu lui importait que Rhiale sût canaliser.
— Nous devons résister ! Nous pouvons encore l’avoir !
Le visage de Rhiale n’était qu’un masque de peur.
— Si nous résistons, nous mourrons ! Ou nous finirons enchaînées devant la tente de Rand al’Thor ! Résistez et luttez si vous voulez, Sevanna. Je ne suis pas un Chien de Pierre !
Dégageant son bras, elle courut vers l’est.
Un moment encore, Sevanna demeura immobile, se laissant bousculer par les hommes et les Vierges qui fuyaient, paniqués. Puis elle lâcha sa lance et tâta son aumônière où se trouvait un petit cube de pierre délicatement sculpté. Heureusement qu’elle avait hésité à jeter cette pierre. Maintenant, elle avait une autre corde à son arc. Retroussant ses jupes pour dénuder ses jambes, elle se joignit à la fuite éperdue, mais si les autres fuyaient en proie à la terreur, elle fuyait avec plein de plans tourbillonnant dans sa tête. Elle aurait Rand al’Thor à genoux devant elle, et les Aes Sedai également.
Alviarine quitta enfin les appartements d’Elaida, en surface aussi calme et flegmatique que jamais. À l’intérieur, elle se sentait essorée comme une serpillière. Elle parvint à descendre avec assurance les escaliers de marbre interminables, jusqu’aux derniers niveaux. Serviteurs et servantes en livrée saluaient et s’inclinaient en vaquant à leurs travaux, ne voyant en elle que leur Gardienne dans toute sa sérénité d’Aes Sedai. À mesure qu’elle descendait, des sœurs apparurent, beaucoup portant leur châle, frangé à la couleur de leur Ajah, comme pour souligner qu’elles étaient des sœurs confirmées. Elles la lorgnaient en passant, souvent mal à l’aise. La seule à l’ignorer fut Danelle, une Sœur Brune rêveuse. Elle avait pris part à la chute de Siuan Sanche et à l’élévation d’Elaida, mais, perdue dans ses pensées, solitaire, sans amies même dans sa propre Ajah, elle semblait inconsciente d’avoir été mise sur la touche. Les autres n’en avaient que trop conscience. Berisha, une Grise mince aux yeux durs, et Kera, avec les cheveux blonds et les yeux bleus qui apparaissaient de temps en temps chez les Tairens, et toute l’arrogance si commune chez les Vertes, allèrent jusqu’à lui faire la révérence. Norine sembla sur le point de les imiter, puis se ravisa. Avec ses grands yeux, et parfois presque aussi rêveuse que Danelle, et tout aussi solitaire, elle en voulait à Alviarine. Si la Gardienne devait être choisie parmi les Blanches, cela aurait dû être Norine Dovarna.
Cette courtoisie n’était pas exigée envers la Gardienne, mais elles espéraient qu’elle intercéderait au besoin auprès d’Elaida. Les autres se demandèrent simplement quels ordres elle venait de recevoir, quelle sœur serait punie aujourd’hui pour un manquement quelconque envers l’Amyrlin. Même les Rouges n’approchaient pas à plus de cinq étages des nouveaux appartements de l’Amyrlin, à moins d’y être convoquées, et plus d’une sœur se cachait quand Elaida descendait. L’air semblait brûlant, chargé d’une peur qui n’avait rien à voir avec les rebelles ou les hommes qui canalisaient.
Plusieurs sœurs tentèrent de lui parler, mais Alviarine continua, tout juste polie, remarquant à peine l’inquiétude qui s’épanouit dans leurs yeux quand elle refusa de s’arrêter. Alviarine, comme les autres, avait l’esprit plein d’Elaida.
Une femme aux nombreux visages. Au premier coup d’œil, on voyait une très belle femme, avec une réserve pleine de dignité ; au second, une femme d’acier, dangereuse comme une épée dégainée. Elle écrasait là où d’autres persuadaient, matraquait là où d’autres essayaient la diplomatie ou le Jeu des Maisons. Quiconque la connaissait voyait son intelligence, mais ne réalisait qu’au bout d’un moment que, malgré son cerveau, elle voyait ce qu’elle voulait voir, s’efforçait de rendre vrai ce qu’elle désirait. Des deux choses assurément terrifiantes à son sujet, la moindre n’était pas qu’elle réussissait souvent. La pire était son Don de Prophétie.