L’entrevue approchait de sa fin – elle ne durait jamais plus que le temps qu’il fallait à Alviarine pour faire son rapport et recevoir ses ordres – mais elle avait encore une question à poser.
— La Tour Noire, Grande Maîtresse.
Alviarine s’humecta les lèvres, elle avait appris beaucoup de choses depuis qu’Ishamael lui était apparu, en particulier que les Élus n’étaient ni omnipotents ni omniscients. Elle s’était élevée parce qu’Ishamael avait tué sa devancière dans sa rage de découvrir ce que Jarna Malari avait commencé, pourtant, cela s’était encore poursuivi pendant deux ans, jusqu’à la mort d’une autre Amyrlin. Elle se demandait souvent si Elaida avait eu quelque chose à voir dans la mort de celle-là, Sierin Vayu ; les Ajahs Noires, sûrement pas. Jarna avait pressé comme un citron Tamra Ospenya, l’Amyrlin ayant précédé Sierin – obtenant très peu de jus, en fin de compte –, et lui avait donné l’apparence d’une morte dans son sommeil, mais Alviarine et les douze autres sœurs du Grand Conseil l’avaient payé en souffrance, avant de parvenir à convaincre Ishamael qu’elles n’avaient aucune responsabilité dans cette mort. Les Élues n’étaient pas omnipotentes, pourtant, elles savaient parfois ce que personne d’autre ne savait. Mais poser des questions pouvait être dangereux. « Pourquoi » était le mot le plus dangereux de tous ; les Élues n’aimaient pas qu’on l’emploie.
— Est-il sans danger d’envoyer cinquante sœurs les contrer, Grande Maîtresse ?
Des yeux scintillants comme deux pleines lunes la regardèrent en silence, et un frisson parcourut l’échine d’Alviarine. Le destin de Jarna fulgura dans son esprit. Publiquement Grise, Jarna n’avait jamais manifesté d’intérêt pour les ter’angreal dont personne ne connaissait l’usage – jusqu’au jour où elle s’était retrouvée prise au piège dans l’un d’eux pendant des siècles. Comment les activer demeurait encore un mystère. Pendant dix jours, personne n’avait pu la contacter, seulement écouter ses cris déchirants. À la Tour, la plupart considéraient Jarna comme un modèle de vertu ; quand ce qu’on avait pu recouvrer d’elle avait été enterré, toutes les sœurs de Tar Valon et toutes celles qui avaient pu arriver à la cité à temps, avaient assisté aux funérailles.
— Vous êtes curieuse, mon enfant, dit enfin Mesaana. Bien dirigée, ce peut être un avantage. Mal dirigée…
La menace resta suspendue en l’air comme une épée étincelante.
— Je la dirigerai comme vous l’ordonnerez, Grande Maîtresse, dit Alviarine en un souffle, la bouche sèche comme de l’amadou. Uniquement selon vos ordres.
Mais elle veillerait quand même à ce qu’aucune Sœur Noire ne parte avec Toveine. Mesaana s’approcha, la dominant de telle sorte qu’elle dut renverser la tête en arrière pour regarder ce visage de lumière et d’ombre, et soudain, elle se demanda si les Élues connaissaient ses pensées.
— Si vous voulez me servir, mon enfant, vous devez obéir uniquement à moi. Pas à Semirhage ni à Demandred. Pas à Graendal ni à aucune autre. Uniquement à moi. Et au Grand Seigneur, naturellement. Mais à part lui, seulement à moi.
— Je vis pour vous servir, Grande Maîtresse, dit-elle d’une voix croassante, mais elle parvint quand même à souligner le « vous ».
Pendant un long moment, les yeux argentés la fixèrent sans ciller. Puis Mesaana dit :
— Très bien ; alors, je vous instruirai. Mais n’oubliez pas qu’une élève n’est pas un professeur. Je choisis qui apprend quoi, et je décide quand l’élève peut en faire usage. Si j’apprenais que vous avez communiqué à une autre la moindre bribe de savoir, ou que vous en avez utilisé ne fût-ce qu’un cheveu sans mon autorisation, je vous anéantirais.
Alviarine déglutit. Il n’y avait aucune colère dans cette voix cristalline, seulement une certitude absolue.
— Je vis pour vous servir, Grande Maîtresse. Je vis pour vous obéir, Grande Maîtresse.
Elle venait d’apprendre sur les Élues quelque chose qu’elle ne pouvait que croire. Connaître, c’est pouvoir.
— Vous avez un peu de force, mon enfant. Guère, mais suffisamment.
Un tissage apparut, sortant apparemment de nulle part.
— Cela s’appelle un Portail, dit Mesaana.
Pedron Niall grogna quand Morgase posa une pierre blanche sur l’échiquier avec un sourire triomphant. De moindres joueurs auraient encore pu poser deux douzaines de pierres chacun, mais il voyait maintenant l’issue inévitable, et elle aussi. Au début, la femme aux cheveux d’or, assise de l’autre côté de la petite table, avait joué pour perdre, seulement de justesse pour rendre la partie intéressante. Mais elle n’avait pas mis longtemps à s’apercevoir que cela la conduisait à l’effacement. Sans parler du fait qu’il était assez astucieux pour comprendre son subterfuge et ne pas le tolérer. Maintenant, elle faisait appel à tout son talent, et parvenait à gagner presque la moitié des parties. Personne ne l’avait battu si souvent depuis bien des ans.
— La partie est à vous, dit-il, et la Reine d’Andor hocha la tête.
Bon, elle redeviendrait Reine ; il y veillerait. En soie verte, avec un haut col de dentelle frôlant son menton, elle était royale jusqu’au bout des ongles, malgré le voile de sueur qui faisait briller ses joues lisses. Elle ne paraissait pas assez âgée pour avoir une fille de l’âge d’Elayne, et encore moins de celui de Gawyn.
— Vous n’avez pas réalisé que j’avais vu le piège que vous m’aviez tendu à partir de votre trente et unième pierre, Seigneur Niall, et vous avez pris ma feinte de la quarante-troisième pierre pour ma véritable attaque.
L’excitation faisait briller ses yeux bleus. Morgase aimait gagner. Elle aimait jouer pour gagner.
Tout cela servait à l’endormir, bien sûr, les parties de pierre, la politesse. Morgase savait qu’elle était prisonnière dans la Forteresse de la Lumière, bien que luxueusement choyée. Et secrète. Il avait permis que se répandent des histoires sur sa présence, et n’avait fait aucune déclaration à son sujet. L’Andor avait une trop longue histoire d’opposition aux Enfants de la Lumière. Il n’annoncerait rien jusqu’à ce que ses légions entrent dans l’Andor, avec elle comme figure de proue. Morgase le savait très bien aussi. Très probablement, elle savait aussi qu’il avait conscience des efforts qu’elle faisait pour l’amadouer. Le traité qu’elle avait signé donnait aux Enfants des droits en Andor qu’ils n’avaient jamais possédé nulle part, sauf en Amadicia, et il se doutait qu’elle avait des plans pour adoucir son emprise sur ses terres, et comment s’en débarrasser tout à fait dès qu’elle le pourrait. Elle avait uniquement signé parce qu’il l’avait acculée dans un coin, et pourtant, elle luttait aussi habilement qu’elle manœuvrait ses pierres sur l’échiquier. Pour une femme si belle, elle était une dure à cuire. Non, c’était une dure à cuire, point final. Elle se laissait prendre par le plaisir du jeu, mais il ne pouvait pas considérer cela comme une faute alors que cela lui procurait de si agréables moments.
Eût-il eu vingt ans de moins, il aurait sans doute pris part à son jeu véritable. De longues années de veuvage s’étiraient derrière lui, et le Seigneur Capitaine Commandant des Enfants de la Lumière avait peu de temps à perdre avec des histoires de femmes. Eût-il eu vingt ans de moins – disons vingt-cinq – et qu’elle n’eût pas été formée par les sorcières de Tar Valon. C’était facile à oublier, en sa présence. La Tour Blanche était un cloaque d’iniquité et d’ombre, et elle en était profondément contaminée. Rhadam Asunawa, le Grand Inquisiteur, l’aurait jugée pour les mois qu’elle avait passés à la Tour et l’aurait pendue sans délai, si Niall l’avait permis. Il soupira de regret.