— Jisao, nous avons une sœur à tirer de…
La centaine d’Aiels qui descendirent la pente vers l’ouest au petit trot, reculèrent de surprise à la vue des Jeunes, mais ni la surprise ni la supériorité numérique des Jeunes ne les retinrent en arrière. En un éclair, ils se voilèrent et plongèrent sur la pente, leurs lances frappant les chevaux aussi souvent que les cavaliers, travaillant par paires. Pourtant, si les Aiels savaient se battre contre des hommes à cheval, les Jeunes avaient récemment appris quelques rudes leçons sur la façon de combattre leurs adversaires, et les élèves lents ne vivaient pas longtemps dans leurs rangs. Certains avaient des lances effilées, terminées par un pied et demi d’acier, avec une garde pour empêcher la pointe de s’enfoncer trop profondément, et chacun savait se servir de son épée comme un maître d’armes. Ils combattaient en groupes de deux ou trois, chacun surveillant le dos d’un autre, gardant leurs montures en mouvement pour que les Aiels ne puissent pas leur couper les tendons. Seuls les plus rapides des Aiels parvenaient à pénétrer dans ces cercles d’acier fulgurant. Les chevaux-entraînés-à-la-guerre étaient eux-mêmes des armes, fracassant les crânes de leurs sabots, saisissant les hommes dans leurs mâchoires et les secouant comme les chiens secouent les rats, leur arrachant la moitié du visage. Les chevaux hennissaient en combattant, et les hommes grognaient sous l’effort, hurlaient, en proie à la fièvre de la bataille, fièvre témoignant qu’ils étaient vivants et qu’ils vivraient pour voir le prochain lever du soleil, même s’ils devaient patauger dans le sang jusqu’à la taille. Ils criaient en tuant, ils criaient en mourant ; il ne semblait pas y avoir grande différence.
Mais Gawyn n’avait pas le loisir d’observer ni d’écouter. Seul Jeune sans monture, il attirait l’attention. Trois hommes en cadin’sor se faufilant entre les cavaliers se ruèrent vers lui, lance en arrêt. À trois contre un, ils le considéraient peut-être comme une proie facile. Il les surprit. Son épée sortit du fourreau en souplesse, et il passa du Faucon-en-piqué à la Liane-qui-embrasse-le-chêne à la Lune-se-lève-sur-l’eau. Trois fois il sentit sur son poignet le choc de la lame rencontrant la chair, et aussitôt, trois Aiels voilés furent abattus ; deux remuaient encore faiblement, mais ils étaient hors de combat comme le troisième. Le suivant à l’affronter, ce fut une autre histoire.
Mince et plus grand d’une main que Gawyn, il bougeait comme un serpent, épée fulgurante, tandis que son bouclier déviait les coups avec une force que Gawyn ressentait jusque dans ses épaules. La Danse-du-tétras devint le Repli-dans-l’air qui devint le Courtisan-tapote-son-éventail, et l’Aiel contra chacun de ces assauts au prix d’une estafilade dans les côtes, tandis que Gawyn recevait une coupure à la cuisse que seule une feinte rapide empêcha de le blesser jusqu’à l’os. Ils se tournaient autour, oublieux de ce qui les entourait. Le sang coulait le long de la jambe de Gawyn. L’Aiel feinta, espérant le déséquilibrer, feinta encore ; Gawyn passait d’une position à l’autre, épée tantôt haute, tantôt basse, espérant que son adversaire allait se fendre juste un petit peu trop loin.
À la fin, c’est le hasard qui décida du combat. L’Aiel trébucha brusquement, et Gawyn lui plongea sa lame dans le cœur avant même de voir le cheval qui venait de bousculer son adversaire.
Autrefois, il aurait éprouvé du regret ; il avait grandi dans la conviction que, si deux hommes doivent se battre, le duel devait se dérouler dans l’honneur. Plus d’une demi-année de batailles et d’échauffourées l’avait détrompé. Il posa un pied sur la poitrine de l’Aiel et dégagea sa lame. Pas très héroïque, mais rapide, et au combat, lenteur signifie souvent mort.
Sauf que, quand sa lame fut libre, la vitesse n’était plus nécessaire. Des hommes étaient à terre, Jeunes et Aiels, certains gémissants, d’autres morts, et le reste des Aiels fuyaient vers l’est, harcelés par deux douzaines de Jeunes, dont certains auraient dû avoir plus de jugement.
— Stop ! hurla-t-il.
Si ces idiots se séparaient, les Aiels en feraient de la chair à pâté.
— Pas de poursuite ! Stop ! Stop, imbéciles !
Les Jeunes s’arrêtèrent à regret.
Jisao fit pivoter son cheval.
— Ils voulaient se tailler un chemin dans nos rangs pour se rendre où ils vont, mon Seigneur.
Son épée dégoulinait de sang sur la moitié de sa longueur.
Gawyn saisit les rênes de sa propre monture et sauta en selle, sans prendre la peine de nettoyer et rengainer sa lame. Pas le temps de s’attarder pour voir qui était mort, qui vivrait.
— Oubliez-les. Cette sœur nous attend. Hal, gardez vos hommes pour soigner les blessés. Et surveillez les Aiels ; ce n’est pas parce qu’ils sont mourants qu’ils ont renoncé à se battre. Les autres, suivez-moi.
Hal salua de son épée, mais Gawyn éperonnait déjà sa monture. L’échauffourée n’avait pas duré longtemps, mais encore trop. Quand Gawyn arriva en haut de la crête, il ne vit que le cheval mort, ses fontes retournées. L’examen du terrain à la lunette ne révéla aucun signe de la sœur, des Aiels ou de quoi que ce soit de vivant. Seules bougeaient la poussière soulevée par le vent, et une robe par terre près du cheval, qui remuait dans les rafales. La femme devait avoir couru très vite pour avoir disparu si rapidement.
— Elle ne peut pas être allée bien loin, même en courant, dit Jisao. Nous pouvons la trouver en nous déployant en éventail.
— Nous la chercherons après nous être occupés des blessés, répondit Gawyn avec fermeté.
Il n’allait pas diviser ses hommes avec des Aiels qui rôdaient encore dans les parages. Il ne restait que quelques heures avant le coucher du soleil, et d’ici là, il voulait monter un camp bien protégé sur la hauteur. Et ce serait aussi bien s’il parvenait à trouver une sœur ou deux ; quelqu’un devrait expliquer la catastrophe à Elaida, et il aimait autant que ce soit une Aes Sedai qui affronte son courroux, plutôt que lui.
Faisant tourner son alezan avec un soupir, il redescendit juger par lui-même de la facture du boucher. C’était sa première vraie leçon de soldat. Il faut toujours payer le boucher. Il avait l’impression qu’il y aurait bientôt des factures plus importantes à régler. Avec ce qui se préparait, le monde aurait vite fait d’oublier les Sources de Dumaï.
1
Beltaine
La Roue du Temps tourne, les Ères vont et viennent, laissant des souvenirs qui deviennent des légendes. Les légendes s’estompent dans le mythe, et même le mythe est oublié depuis longtemps quand revient l’Ère qui lui a donné son nom. Au cours d’une Ère, appelée par certains la Troisième Ère, Ère à venir, Ère révolue, un vent se leva dans la grande forêt appelée Bois de Braem. Le vent n’était pas le commencement. Il n’y a ni commencement ni fin dans la rotation de la Roue du Temps. Mais c’était un commencement.
Au nord et à l’est le vent soufflait tandis que le soleil brûlant montait dans un ciel sans nuages, au nord et à l’est à travers les arbres desséchés aux feuilles jaunies et aux branches cassantes, à travers les villages espacés tremblotant dans la brume de chaleur. Le vent n’apportait aucun soulagement, aucune promesse de pluie, et encore moins de neige. Au nord et à l’est il soufflait, sous l’ancienne arche de pierre finement sculptée dont certains disaient qu’elle avait été la porte d’une grande cité, et d’autres un monument à la mémoire d’une bataille oubliée. Seuls quelques vestiges de gravures érodés, illisibles, demeuraient sur les pierres massives, rappelant silencieusement les gloires perdues du célèbre Coremanda. Quelques chariots bringuebalaient en vue de l’arche, sur la route de Tar Valon, et les piétons abritaient leurs yeux de la poussière soulevée par les sabots et les roues et poussée par le vent. La plupart ne savaient pas où ils allaient, seulement que le monde semblait faire un tonneau, l’ordre disparaissant partout où ce n’était pas déjà fait. Certains étaient poussés par la peur, alors que d’autres étaient attirés par quelque chose qu’ils ne voyaient pas clairement et ne comprenaient pas, et eux aussi avaient peur.