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Inéluctablement, le vent poursuivait son voyage, traversant les eaux bleu-vert du fleuve Erinin, poussant les navires qui transportaient les marchandises au Nord et au Sud, car il fallait commercer même en ces temps troublés, bien que personne ne sût où le commerce était sûr. À l’est de la rivière, la forêt commençait à s’éclaircir, faisant place peu à peu à de basses collines vallonnées couvertes d’herbe roussie par le soleil et parsemées de petits bouquets d’arbres. En haut d’une de ces collines, on voyait un cercle de chariots, aux bâches roussies ou totalement brûlées et arrachées à leurs arceaux de fer. En haut d’un mât, taillé dans un jeune arbre mort de sécheresse, et attaché à l’arceau dénudé d’un chariot pour lui donner plus de hauteur, flottait une bannière écarlate avec un disque noir et blanc en son centre. Certains l’appelaient la Bannière de la Lumière, ou Bannière d’al’Thor. D’autres lui donnaient des noms plus inquiétants, et frissonnaient quand ils les prononçaient à voix basse. Le vent secoua violemment la bannière, puis disparut.

Perrin Aybara, assis par terre, son large dos appuyé contre une roue de chariot, espérait que le vent soufflerait encore. Il avait fait plus frais pendant un moment. Et le vent du sud avait débarrassé ses narines de l’odeur de la mort, qui lui rappelait où il était censé être, dernier endroit où il désirait se trouver. Il était bien mieux ici, dans le cercle de chariots, dos au nord, où il pouvait oublier dans une certaine mesure. Hier après-midi, les chariots survivants avaient été hissés en haut de la colline, quand les hommes avaient trouvé la force de faire autre chose que remercier la Lumière d’être encore vivants. Maintenant, le soleil continuait à monter dans le ciel, et la température avec lui.

Il gratta sa courte barbe bouclée avec irritation ; plus il transpirait, plus elle le démangeait. La sueur inondait tous les visages, sauf ceux des Aiels, et l’eau se trouvait maintenant à un mile au nord. Mais aussi les horreurs et les odeurs. La plupart trouvaient qu’ils ne perdaient pas au change. Il aurait dû être en train de faire son devoir, et pourtant ce léger remords ne l’ébranlait pas. Aujourd’hui, c’était la fête de Beltaine, et dans son village natal des Deux Rivières on banquetterait tout le jour et on danserait toute la nuit ; c’était le Jour de la Réflexion, où l’on était censé se rappeler toutes les bonnes choses de sa vie, et où quiconque se plaignait se voyait renverser un seau d’eau sur la tête pour laver la malchance. Ce serait un vrai plaisir maintenant. Pour un homme ayant la chance d’être vivant, il trouvait très dur de formuler une pensée positive. Hier, il avait appris des choses sur lui-même. Ou peut-être que c’était ce matin, quand tout avait été fini.

Il ressentait encore la présence de quelques loups, une poignée de ceux qui avaient survécu et partaient maintenant loin d’ici, loin des hommes. Au camp, les loups étaient encore l’objet de toutes les conversations, de spéculations craintives tendant à savoir d’où ils sortaient et pourquoi. Quelques-uns pensaient que Rand les avait appelés. La plupart croyaient que c’étaient les Aes Sedai. Les Aes Sedai ne disaient pas ce qu’elles pensaient. Aucun blâme envers les loups – ce qui était fait était fait – mais il ne pouvait pas imiter leur fatalisme. Ils étaient venus parce qu’il les avait appelés. De temps en temps, il entendait d’autres loups qui n’étaient pas venus parler avec mépris de ceux qui avaient répondu à l’appel : voilà ce qui arrivait quand on fréquentait les deux-jambes. On ne pouvait s’attendre à rien d’autre.

C’était dur de garder ses réflexions pour lui. Il avait envie de hurler que les méprisants avaient raison. Il avait envie d’être à la maison, aux Deux Rivières. Il avait peu de chances d’y retourner, jamais peut-être. Il avait envie d’être avec sa femme, n’importe où, et que tout redevienne comme avant. Plus que la nostalgie de la maison, plus même que les loups, ses inquiétudes au sujet de Faile le tenaillaient, comme un furet cherchant à lui ronger les entrailles. Elle avait paru contente de le voir quitter Cairhien. Qu’allait-il faire à son sujet ? Il ne trouvait pas les mots pour exprimer à quel point il aimait sa femme et avait besoin d’elle, mais elle était jalouse sans motif, blessée alors qu’il n’avait rien fait de mal, et furieuse pour des raisons qu’il ne comprenait pas. Il devait faire quelque chose, mais quoi ? La réponse lui échappait. Il était réfléchi et posé, alors que Faile fulminait comme vif-argent.

— Les Aiels devraient enfiler quelques vêtements, marmonna Aram, l’air pincé, les yeux baissés.

Il était accroupi non loin de lui, tenant patiemment les rênes d’un grand hongre gris ; il s’éloignait rarement de Perrin. L’épée attachée dans son dos jurait avec sa veste de Rétameur rayée de vert, ouverte à cause de la chaleur. Un bandeau noué sur son front empêchait la sueur de lui couler dans les yeux. Au début, Perrin le trouvait presque trop beau pour un homme. Une humeur sinistre s’était emparée de lui, et maintenant, il fronçait les sourcils la plupart du temps.

— C’est indécent, Seigneur Perrin.

À regret, Perrin cessa de penser à Faile. Avec le temps, il trouverait la solution. Il le fallait. D’une façon ou d’une autre.

— C’est leur coutume, Aram.

Aram grimaça comme s’il allait cracher.

— Eh bien, ce n’est pas une coutume décente. Cela permet de les contrôler, je suppose – personne n’irait s’enfuir ou faire du grabuge dans cet état, mais c’est indécent.

Il y avait des Aiels partout, bien sûr. Grands et réservés, dans des tons de gris, de brun et de vert, seul le bandeau écarlate noué sur leur front leur donnait une touche de couleur, avec le disque blanc et noir entre les deux yeux. Ils se donnaient le nom de siswai’aman. Parfois, ce nom titillait sa mémoire, comme un mot qu’il aurait dû connaître. Posez la question à un Aiel, et il vous regardait comme si vous étiez débile. Aucune Vierge de la Lance ne portait le bandeau écarlate. Qu’elle ait les cheveux blancs ou l’air à peine assez grande pour quitter sa mère, chaque Vierge circulait en gratifiant les siswai’amans de regards de défi assez satisfaits, que les hommes leur rendaient sans ciller, émettant une odeur ressemblant à celle de la faim, certainement la jalousie, mais jalousie de quoi, Perrin n’en avait aucune idée. Quoi que ce fût, ce n’était pas nouveau, et ils avaient peu de chances d’en venir aux coups. Quelques Sagettes étaient également à l’intérieur des chariots, en jupes volumineuses et blouses blanches, portant leurs châles noirs malgré la chaleur, bracelets et colliers d’or et d’ivoire scintillants compensant la simplicité du reste de leur tenue. Certaines semblaient amusées par les Vierges et les siswai’amans, d’autres exaspérées. Tous et toutes – Sagettes, Vierges et siswai’amans – ignoraient les shaidos comme Perrin aurait ignoré un tabouret ou un tapis.

Hier, les Aiels avaient fait prisonniers environ deux cents shaidos, hommes et Vierges – ce qui était peu, vu leur nombre – et ils circulaient librement. Enfin, façon de parler. Perrin aurait été bien plus à son aise s’ils avaient été gardés. Et habillés. Au lieu de cela, ils allaient puiser de l’eau et faisaient les commissions, nus comme au jour de leur naissance. Entre eux, ils étaient doux comme des agneaux. Tous les autres se voyaient gratifiés d’orgueilleux regards de défi. Perrin n’était pas le seul à s’efforcer de ne pas les remarquer, et Aram n’était pas le seul à grommeler. Une bonne partie des hommes des Deux Rivières présents au camp faisaient de même. Une bonne partie des Cairhienins manquaient d’avoir une crise d’apoplexie chaque fois que leur regard tombait sur un Shaido. Les Mayeners se contentaient de branler du chef, comme si c’était une bonne blague. Et ils lorgnaient les femmes. Ils avaient aussi peu de pudeur que les Aiels.