Elle dégagea sa lance, étreinte d’une peur superstitieuse. Les Aes Sedai avaient appelé les loups afin qu’ils combattent pour elles. Elle ne parvenait pas à détacher son regard du loup qu’elle avait tué. Les Aes Sedai avaient… Non. Non ! Ça ne changerait rien. Elle ne le permettrait pas.
Finalement, elle parvint à détourner les yeux, mais avant qu’elle ait pu crier des encouragements aux Sagettes, quelque chose paralysa sa langue. Un groupe de cavaliers des Terres Humides, en plastrons et casques rouges, maniaient l’épée et la lance au milieu des algai’d’siswais. D’où sortaient-ils ?
Elle ne réalisa pas qu’elle avait parlé tout haut avant que Rhiale ne lui réponde.
— J’ai tenté de vous le dire, Sevanna, mais vous n’avez pas écouté.
La femme aux cheveux de flammes regarda la lance ensanglantée avec dégoût ; les Sagettes n’étaient pas censées porter la lance ; avec ostentation, elle posa l’arme au creux de son bras, comme elle l’avait vu faire aux chefs, tandis que Rhiale poursuivait :
— Ceux des Terres Humides ont attaqué par le sud ; avec des siswai’amans.
Elle mit dans ce mot tout le mépris qu’elle éprouvait pour ceux qui se désignaient eux-mêmes par le nom de Lances du Dragon.
— Des Vierges aussi. Et… Et il y a des Sagettes.
— Qui se battent ? interrogea Sevanna, incrédule, avant de réaliser ce qu’elle disait.
Si elle pouvait faire fi des coutumes archaïques, sans doute que ces imbéciles aveugles du Sud, qui se donnaient le nom d’Aiels, pouvaient en faire autant. Mais elle ne s’y attendait pas. Aucun doute que c’était Sorilea qui les avait amenés ; cette vieille femme rappelait à Sevanna une avalanche dévalant une montagne, entraînant tout sur son passage.
— Nous devons les attaquer immédiatement. Ils n’auront pas Rand al’Thor. Et ils ne nous empêcheront pas de venger Desaine, ajouta-t-elle, quand Rhiale écarquilla les yeux.
— Il y a des Sagettes, dit Rhiale d’un ton catégorique, et Sevanna comprit, amère.
Participer à la danse des lances était déjà assez regrettable, mais que des Sagettes combattent d’autres Sagettes, c’était plus que Rhiale ne pouvait admettre. Elle avait été d’accord pour le meurtre de Desaine – sinon, comment les autres Sagettes, sans parler des algai’d’siswais, auraient-elles été amenées à attaquer les Aes Sedai, ce qu’elles devaient faire pour s’emparer de Rand al’Thor et avec lui, de tous les Aiels – mais cela avait été fait en secret, au milieu de femmes qui étaient toutes d’accord. Ce qui se passait maintenant serait fait à la vue de tout le monde. Lâches et imbéciles, tous autant qu’ils étaient !
— Alors, combattez les ennemis que vous pouvez vous résoudre à combattre, Rhiale.
Elle cracha chaque mot avec autant de mépris qu’elle pouvait y mettre, mais Rhiale se contenta de hocher la tête, ajusta son châle avec un dernier regard pour la lance de Sevanna, et retourna prendre sa place dans la ligne.
Peut-être y avait-il un moyen de faire avancer d’abord les autres Sagettes. Il était préférable d’attaquer par surprise, mais tout valait mieux que de se voir arracher Rand al’Thor. Que ne donnerait-elle pas pour une femme sachant canaliser qui exécuterait les ordres sans discuter ! Que ne donnerait-elle pas pour être sur une hauteur d’où elle pourrait suivre le déroulement de la bataille !
La lance au repos et l’œil fixé sur les loups – ceux qu’elle voyait tuaient hommes et femmes en cadin’sor ou mouraient eux-mêmes – elle se remit à vociférer des encouragements. Vers le sud, éclairs et boules de feu continuaient à pleuvoir sur les shaidos, mais sans différence notable. La bataille, avec ses gerbes de flammes, de terre et de cadavres continuait sans faiblir.
— Poussez les lances ! hurla-t-elle, agitant la sienne. Poussez les lances !
Dans le tourbillon des algai’d’siswais, elle ne distinguait aucun des imbéciles qui s’étaient ceint le front d’un bandeau rouge et s’étaient donné le nom de siswai’aman. Peut-être étaient-ils trop peu nombreux pour altérer le cours des événements. En tout cas, les groupes d’hommes des Terres Humides étaient rares et espacés. Sous ses yeux, l’un d’eux fut submergé, hommes et chevaux, par les lances meurtrières.
— Poussez les lances ! Poussez les lances !
Sa voix vibrait d’exultation. Si les Aes Sedai appelaient dix mille loups, même si Sorilea avait amené un millier de Vierges et cent mille lances, les shaidos pouvaient encore remporter la victoire. Les shaidos et elle-même ! Sevanna des Jumai shaidos serait un nom dont on se souviendrait à jamais.
Soudain, un boum caverneux résonna dans le fracas de la bataille. Il semblait provenir des chariots des Aes Sedai, mais rien ne disait si c’était elles qui l’avaient provoqué, ou les Sagettes. Elle détestait ce qu’elle ne comprenait pas, pourtant, pas question de poser la question à Rhiale ou aux autres, affichant ainsi son ignorance. Et d’afficher qu’elle manquait de la capacité que tous possédaient ici, sauf elle. Cela n’avait pas d’importance en soi, mais elle détestait que d’autres possèdent un pouvoir qu’elle n’avait pas.
Elle saisit du coin de l’œil une lueur tremblotante parmi les algai’d’siswais, l’impression que quelque chose changeait, mais quand elle tourna la tête pour regarder, elle ne vit rien. Cela se reproduisit, un éclair lumineux à la limite de son champ visuel, mais à nouveau, il n’y avait rien à voir. Il se passait trop de choses qu’elle ne comprenait pas.
Criant des encouragements, elle inspecta la ligne des Sagettes. Certaines étaient dépenaillées, avaient perdu l’écharpe couvrant leur tête, leurs longs cheveux en désordre, leurs jupes et blouses couvertes de terre ou même roussies. Au moins une douzaine, affalées par terre, gémissaient, et sept autres étaient immobiles, leur châle sur le visage. Mais elle s’intéressait à celles qui étaient debout. Rhiale et Alarys, ses cheveux noirs si peu communs en désordre. Someryn, qui avait pris l’habitude de porter son corsage délacé pour montrer encore plus généreusement sa poitrine que Sevanna, et Meira, dont le long visage était encore plus lugubre que d’habitude. La solide Tion, la maigre Belinde, et Modarra, aussi grande que la plupart des hommes.
L’une d’elles aurait dû la prévenir si elles tentaient quelque chose de nouveau. Le secret de Desaine les liait à elle ; même pour une Sagette, sa révélation mènerait à une vie de souffrances – et pire, de honte – à essayer de faire le toh, et encore, si celle dont la participation était connue n’était pas simplement chassée, nue, dans le désert pour y vivre et mourir comme elle pourrait, sans doute tuée comme une bête. Même ainsi, Sevanna était certaine qu’elles avaient autant de plaisir que les autres à lui cacher des choses, des choses que les Sagettes découvraient pendant leur apprentissage et les voyages à Rhuidean. Elle devrait faire quelque chose à ce sujet, mais plus tard. Elle n’allait pas afficher sa faiblesse en leur demandant maintenant ce qu’elles savaient.
Revenant à la bataille, elle constata que l’équilibre avait changé, en sa faveur, semblait-il. Au sud, les boules de feu et les éclairs pleuvaient plus dru que jamais, mais pas devant elle, et, semblait-il, pas au nord ni à l’ouest non plus. Les projectiles lancés contre les chariots manquaient souvent leur cible, mais les efforts des Aes Sedai faiblissaient. Elle était en train de gagner !
Tandis que cette pensée fulgurait en elle comme un éclair de feu, les Aes Sedai se turent. Le feu et les éclairs ne tombaient plus qu’au sud sur les algai’d’siswais. Elle ouvrit la bouche pour crier victoire, mais un autre spectacle la fit taire. Le feu et les éclairs filaient vers les chariots, mais tombaient et s’écrasaient contre un obstacle invisible. La fumée s’élevant des chariots en feu commençait à souligner les contours d’un dôme qui flottait vers le ciel pour former une invisible enceinte.