À moins de dix pas de la porte, Aveline laissa choir son seau vide, et ses sœurs l’imitèrent. Le Grand Donjon était déjà invisible derrière elles. La cour était un désert blanc, rempli de sons à demi perçus qui résonnaient curieusement au sein de la tempête. Les tranchées de glace s’élevèrent autour d’eux, leur arrivant d’abord aux genoux, puis à la taille, puis plus haut que leurs têtes. Ils étaient au cœur de Winterfell, entourés de toutes parts par le château, mais on n’en discernait aucun signe. Ils auraient aussi bien pu être perdus dans les Contrées de l’éternel hiver, mille lieues au-delà du Mur. « Il fait froid », geignit Jeyne Poole tandis qu’elle avançait d’un pas mal assuré aux côtés de Theon.
Et ça ne tardera pas à empirer. Au-delà des remparts du château attendait l’hiver avec ses crocs de glace. Si nous parvenons jusque-là. « Par ici », indiqua-t-il quand ils arrivèrent à un embranchement où se croisaient trois tranchées.
« Frenya, Houssie, allez avec eux, ordonna Aveline. On va suivre, avec Abel. Ne nous attendez pas. » Et sur ces mots, elle pivota et plongea dans la neige, en direction de la grande salle. Saule et Myrte se hâtèrent à sa suite, leurs capes claquant dans le vent.
De plus en plus insensé, estima Theon Greyjoy. L’évasion avait paru invraisemblable, avec les six femmes d’Abel au complet ; avec seulement deux, elle semblait impossible. Mais ils étaient allés trop loin pour ramener la fille dans sa chambre et feindre que rien de tout ceci n’était arrivé. Aussi prit-il Jeyne par le bras pour l’entraîner le long du chemin qui menait à la porte des Remparts. Rien qu’une demi-porte, se remémora-t-il. Même si les gardes nous autorisent à passer, il n’y a aucune issue à travers le mur extérieur. Par d’autres nuits, les gardes avaient laissé sortir Theon, mais chaque fois il était venu seul. Il ne s’en tirerait pas si facilement avec trois servantes aux basques, et si les gardes jetaient un coup d’œil en dessous du capuchon de Jeyne et reconnaissaient l’épouse de lord Ramsay…
Le passage se tordit vers la gauche. Là, face à eux, derrière un voile de neige qui tombait, béait la porte des Remparts, flanquée d’une paire de gardes. Sous la laine, la fourrure et le cuir, ils paraissaient grands comme des ours. Ils brandissaient des piques de huit pieds de long. « Qui va là ? » lança l’un des deux. Theon ne reconnut pas la voix. L’essentiel des traits de l’homme étaient recouverts par l’écharpe qui lui entourait le visage. On ne voyait que ses yeux. « Schlingue, c’est toi ? »
Oui, avait-il l’intention de dire. Mais il s’entendit répondre : « Theon Greyjoy. Je… je vous ai amené des filles.
— Les malheureux, s’apitoya Houssie. Vous devez être gelés. Viens, que je te réchauffe. » Elle contourna la pointe de la pique du garde et tendit la main vers son visage, dégageant l’écharpe à demi gelée pour lui coller un baiser à pleine bouche. Et à l’instant où leurs lèvres se touchèrent, sa lame trancha la chair de son cou, juste en dessous de l’oreille. Theon vit les yeux de l’homme s’écarquiller. Il y avait du sang sur les lèvres de Houssie quand elle recula d’un pas, et du sang qui coulait de la bouche de l’homme quand il s’effondra.
Le deuxième garde était encore abasourdi, désorienté, quand Frenya empoigna sa pique par la hampe. Ils luttèrent un moment, tirant jusqu’à ce que la femme lui arrachât l’arme des doigts et le percutât à la tempe avec le manche. Alors que l’homme reculait en chancelant, elle renversa la pique pour lui planter le fer dans le ventre avec un grognement.
Jeyne Poole poussa un long cri suraigu.
« Oh, putain de merde, commenta Houssie. Pour le coup, les agenouillés vont nous tomber dessus, y a pas de doute. Courez ! »
Theon plaqua une main sur la bouche de Jeyne, l’attrapa avec l’autre par la taille et l’entraîna au-delà des gardes, celui qui était mort et celui qui mourait, pour passer la porte et franchir les douves gelées. Et peut-être les anciens dieux veillaient-ils encore sur eux : on avait laissé le pont-levis baissé, pour permettre aux défenseurs de Winterfell d’effectuer plus rapidement la traversée entre la chemise et le mur extérieur. Derrière eux sonnèrent des alarmes et des bruits de pieds qui couraient, puis l’éclat d’une trompette, venu du chemin de ronde de la chemise.
Sur le pont-levis, Frenya s’arrêta et se retourna. « Continuez. Je vais retenir les agenouillés ici. » Elle serrait encore la pique ensanglantée dans ses grandes mains.
Theon titubait quand il atteignit le pied de l’escalier. Il jeta la jeune femme sur son épaule et entama l’ascension. Jeyne avait désormais cessé de se débattre, et elle était si menue, d’ailleurs… mais, sous la neige qui les saupoudrait, le verglas rendait les degrés glissants et, à mi-chemin, Theon perdit l’équilibre et tomba durement sur un genou. Il ressentit une douleur si intense qu’il faillit lâcher la fille et, l’espace d’un demi-battement de cœur, il craignit de ne pouvoir aller plus loin. Mais Houssie le releva et, à eux deux, ils finirent par haler Jeyne jusqu’au chemin de ronde.
En s’adossant contre un merlon, le souffle court, Theon entendit crier en contrebas, à l’endroit où Frenya se battait dans la neige contre une demi-douzaine de gardes. « De quel côté ? cria-t-il à Houssie. Où est-ce qu’on va, à présent ? Comment est-ce qu’on sort ? »
La fureur sur le visage de Houssie se changea en horreur. « Oh, bordel de merde. La corde. » Elle éclata d’un rire de folle. « C’est Frenya qui a la corde. » Puis elle poussa un grognement et s’agrippa le ventre. Un carreau venait d’en jaillir. Quand elle l’empoigna d’une main, du sang lui suinta entre les doigts. « Des agenouillés sur la chemise… », hoqueta-t-elle avant qu’un second vireton n’apparût entre ses seins. Houssie crocha le merlon le plus proche et tomba. La neige qu’elle avait délogée l’ensevelit avec un choc étouffé.
Des cris montèrent à leur gauche. Jeyne Poole fixait Houssie à ses pieds tandis que la couverture de neige qui la nappait virait du blanc au rouge. Sur la muraille interne l’arbalétrier devait être occupé à recharger, Theon le savait. Il partit vers la droite, mais il y avait des hommes qui arrivaient de cette direction également, courant vers eux, épée à la main. Loin au nord, il entendit sonner une trompe de guerre. Stannis, songea-t-il, affolé. Stannis est notre seul espoir, si nous pouvons l’atteindre. Le vent hurlait, et la fille et lui étaient pris au piège.
L’arbalète claqua. Un carreau passa à moins d’un pied de lui, crevant la carapace de neige gelée qui avait bouché le plus proche créneau. D’Abel, Aveline, Escurel et les autres, il n’y avait aucun signe. La fille et lui étaient seuls. S’ils nous prennent vivants, ils nous livreront à Ramsay.
Theon attrapa Jeyne par la taille et sauta.
Daenerys
Le ciel était d’un bleu implacable, sans la moindre bouffée nuageuse en vue. Bientôt, les briques cuiront au soleil, songea Daenerys. Sur le sable, les combattants sentiront la chaleur à travers les semelles de leurs sandales.
Jhiqui fit glisser la robe de soie de Daenerys de ses épaules et Irri l’aida à entrer dans son bain. Les feux du soleil levant miroitaient à la surface de l’eau, brisés par l’ombre du plaqueminier. « Même si les arènes doivent rouvrir, Votre Grâce est-elle tenue de s’y rendre en personne ? » interrogea Missandei tandis qu’elle lavait les cheveux de la reine.