La colonne avançait lentement au pas en suivant la longue rue de brique. Boumm. « Ils approchent ! » Boumm. « Notre reine. Notre roi. » Boumm. « Faites place. »
Daenerys entendait derrière elle ses caméristes débattre du vainqueur de la dernière rencontre de la journée. Jhiqui inclinait pour le gigantesque Goghor, plus proche du taureau que de l’homme, jusque par l’anneau de bronze qu’il portait dans le nez. Irri insistait : le fléau de Belaquo Briseur-d’os signerait la perte du géant. Mes caméristes sont dothrakies, se remémora-t-elle. La mort chevauche avec chaque khalasar. Le jour où elle avait épousé le khal Drogo, les arakhs avaient brillé à son repas de noces, et des hommes étaient morts tandis que d’autres buvaient ou s’accouplaient. Chez les seigneurs du cheval, la vie et la mort allaient main dans la main et une jonchée de sang, disait-on, consacrait un mariage. Ses nouvelles noces ne tarderaient pas à être noyées sous le sang. Quelle bénédiction cela représenterait ?
Boumm, boumm, boumm, boumm, boumm, boumm, tonnèrent les battements du tambour, plus rapides qu’avant, subitement furieux et impatients. Ser Barristan tira son épée tandis que la colonne faisait brutalement halte entre les pyramides rose et blanc de Pahl, et vert et noir de Naqqan.
Daenerys se tourna. « Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? »
Hizdahr se leva. « Le passage est bloqué. »
Un palanquin renversé leur barrait la route. Un de ses porteurs s’était écroulé sur les briques, vaincu par la chaleur. « Allez secourir cet homme, ordonna Daenerys. Écartez-le de la rue avant qu’on ne le piétine et donnez-lui à manger et à boire. On dirait à le voir qu’il n’a rien pris depuis quinze jours. »
Ser Barristan jetait des regards soucieux à droite et à gauche. Des visages ghiscaris apparaissaient aux terrasses, toisant la rue avec des yeux froids et indifférents. « Votre Grâce, cette halte ne me plaît pas. Ce pourrait être un traquenard. Les Fils de la Harpie…
— … ont été jugulés, acheva Hizdahr zo Loraq. Pourquoi chercheraient-ils à porter la main sur ma reine alors qu’elle m’a choisi pour roi et consort ? À présent, qu’on aide cet homme, comme ma douce reine l’a ordonné. » Il prit Daenerys par la main et sourit.
Les Bêtes d’Airain exécutèrent les ordres. Daenerys les regarda opérer. « Ces porteurs étaient des esclaves, avant que j’arrive. Je les ai affranchis. Et pourtant, ce palanquin ne s’est pas allégé pour autant.
— C’est vrai, admit Hizdahr, mais on paie ces hommes pour en supporter le poids, désormais. Avant ton arrivée, cet homme qui a trébuché aurait eu au-dessus de lui un surveillant, occupé à écorcher son dos à coups de fouet. Au lieu de cela, on lui porte secours. »
C’était vrai. Une Bête d’Airain en masque de sanglier avait proposé au porteur de litière une outre d’eau. « Je dois me contenter de menues victoires, je suppose, commenta la reine.
— Un pas, et encore un pas et, bientôt, nous courrons tous. Ensemble, nous créerons une nouvelle Meereen. » Devant eux, la rue s’était enfin dégagée. « Allons-nous continuer ? »
Que pouvait-elle faire, sinon acquiescer ? Un pas, et encore un pas, mais vers où est-ce que je me dirige ?
Aux portes de l’arène de Daznak, deux massifs guerriers de bronze s’affrontaient en un combat mortel. L’un d’eux maniait une épée, l’autre une hache ; le sculpteur les avait représentés au moment où ils se tuaient mutuellement, leurs lames et leurs corps formant une arche au-dessus.
L’art de la mort, songea Daenerys.
Elle avait bien des fois vu les arènes de combat, de sa terrasse. Les plus petites criblaient la face de Meereen comme des marques de vérole ; les plus grandes ouvraient des plaies béantes, rouges et suppurantes. Aucune qui se comparât à celle-ci, toutefois. Belwas le Fort et ser Barristan les encadrèrent tandis que son époux et elle passaient en dessous des bronzes, pour émerger au sommet d’une large cuvette en brique ceinturée par des niveaux descendants de gradins, chacun d’une couleur différente.
Hizdahr zo Loraq la mena jusqu’en bas, à travers le noir, l’indigo, le bleu, le vert, le blanc, le jaune et l’orange, jusqu’au rouge, où les briques écarlates prenaient la nuance des sables en contrebas. Autour d’eux des camelots vendaient des saucisses de chien, des oignons rôtis et des embryons de chiots piqués sur un bâton, mais Daenerys n’en avait nul besoin. Hizdahr avait approvisionné leur loge de carafes de vin et d’eau douce glacés, de figues, de dattes, de melons et de grenades avec des noix de pécan et des poivrons et une grande jatte de sauterelles au miel. Belwas le Fort poussa un beuglement : « Des sauterelles ! », en s’emparant de la jatte, et se mit à les croquer par poignées.
« Elles sont succulentes, fit valoir Hizdahr. Tu devrais en goûter quelques-unes toi aussi, mon amour. On les roule dans les épices avant le miel, si bien qu’elles sont sucrées et piquantes à la fois.
— Ça explique pourquoi Belwas transpire, commenta Daenerys. Je crois que je vais me contenter de figues et de dattes. »
De l’autre côté de l’arène, les Grâces étaient assises dans des robes flottantes aux multiples couleurs, groupées autour de la silhouette austère de Galazza Galare, seule parmi elles à porter du vert. Les Grands Maîtres de Meereen occupaient les bancs rouges et orange. Les femmes étaient voilées, et les hommes avaient peigné et laqué leurs chevelures en formes de cornes, de mains et de pointes. La parentèle d’Hizdahr, de l’ancienne lignée des Loraq, semblait affectionner les tokars mauves, indigo et lilas, tandis que ceux des Pahl étaient striés de rose et blanc. Les émissaires de Yunkaï, intégralement vêtus de jaune, remplissaient la loge jouxtant celle du roi, chacun d’eux accompagné de ses esclaves et de ses serviteurs. Les Meereeniens de moindre naissance se pressaient sur les gradins supérieurs, moins proches du carnage. Sur les bancs noirs et indigo, les plus élevés et écartés des sables, s’entassaient les affranchis et le reste du petit peuple. Les épées-louées avaient été installées là-haut, également, nota Daenerys, leurs capitaines placés parmi les simples soldats. Elle aperçut le visage tanné de Brun Ben, et le rouge ardent des moustaches et des longues tresses de Barbesang.
Le seigneur son époux se mit debout et leva les bras. « Grands Maîtres ! Ma reine est venue ce jour, afin de manifester son amour envers vous, son peuple. De par sa grâce et avec sa permission, je vous accorde à présent l’art de la mort. Meereen ! Fais entendre à la reine Daenerys ton amour ! »
Dix mille gorges rugirent leurs remerciements ; puis vingt mille ; puis toutes. Ils ne scandaient pas son nom, que peu d’entre eux auraient su prononcer. En vérité, ils criaient « Mère ! ». Dans l’ancienne langue morte de Ghis, cela se disait Mhysa. Ils tapèrent des pieds, se claquèrent le ventre et hurlèrent : « Mhysa, Mhysa, Mhysa » jusqu’à ce que l’arène tout entière semblât trembler. Daenerys laissa le bruit déferler sur elle. Je ne suis pas votre mère, aurait-elle pu leur hurler en retour, je suis celle de vos esclaves, de chaque enfant qui a jamais péri sur ces sables tandis que vous vous gorgiez de sauterelles au miel. Derrière elle, Reznak se pencha pour lui souffler à l’oreille : « Votre Magnificence, entendez comme ils vous aiment ! »