L’idée ne plut pas à Daenerys. « Je l’interdis.
— Douce reine. Tu ne veux pas décevoir ton peuple.
— Tu m’as juré que les combattants seraient des adultes qui avaient librement consenti à risquer leurs vies pour de l’or et des honneurs. Ces nains n’ont pas accepté de se battre contre des lions avec des épées de bois. Tu vas arrêter ça. Sur-le-champ. »
La bouche du roi se pinça. L’espace d’un battement de cœur, Daenerys crut discerner un éclair de colère dans ses yeux placides. « Comme tu l’ordonnes. » Hizdahr fit signe à son maître d’arène. « Pas de lions », dit-il quand l’homme s’approcha au petit trot, le fouet à la main.
« Quoi, même pas un, Votre Magnificence ? Mais ce n’est pas drôle !
— Ma reine a parlé. Il ne sera fait aucun mal aux nains.
— Ça ne va pas plaire au public.
— Alors, fais venir Barséna. Ça devrait les apaiser.
— Votre Excellence est la mieux placée pour juger. » Le maître d’arène fit claquer son fouet et cria des ordres. On chassa les nains, avec leur truie et leur chien, tandis que les spectateurs manifestaient leur désapprobation par des sifflets, et des jets de cailloux et de fruits pourris.
Un rugissement s’éleva à l’entrée sur les sables de Barséna Cheveux-noirs, nue à l’exception d’un pagne et de sandales. Grande, basanée, la trentaine, elle se mouvait avec la grâce sauvage d’une panthère. « Barséna est très populaire, commenta Hizdahr tandis que les clameurs enflaient jusqu’à emplir l’arène. La femme la plus brave que j’aie jamais vue.
— Combattre des femmes n’est pas si brave, déclara Belwas le Fort. Combattre Belwas le Fort serait brave.
— Aujourd’hui, elle affronte un sanglier », annonça Hizdahr.
Certes, se dit Daenerys, parce que tu n’as pas réussi à trouver de femme pour la combattre, si ventrue que soit la bourse offerte. « Et pas avec une épée de bois, semble-t-il. »
Le sanglier était une bête énorme, aux défenses aussi longues qu’un avant-bras d’homme et de petits yeux noyés de rage. Daenerys se demanda si le sanglier qui avait tué Robert Baratheon avait eu aussi féroce aspect. Une créature effroyable, une mort effroyable. L’espace d’un instant, elle ressentit presque de la peine pour l’Usurpateur.
« Barséna est très rapide, expliquait Reznak. Elle va danser avec le sanglier, Votre Magnificence, et le lacérer quand il passera près d’elle. Il ruissellera de sang avant de s’écrouler, vous verrez. »
Tout commença exactement comme il l’avait prédit. Le sanglier chargea, Barséna pivota pour l’esquiver, l’argent de sa lame étincelant au soleil. « Elle aurait besoin d’une pique », estima ser Barristan, tandis que Barséna bondissait par-dessus la deuxième charge de la bête. « Ce n’est pas ainsi que l’on combat un sanglier. » Il ressemblait à un grand-père bougon, comme le répétait Daario.
La lame de Barséna dégouttelait de rouge, mais le sanglier ne tarda pas à se figer. Il est plus malin qu’un taureau, comprit Daenerys. Il va cesser de charger. Barséna parvint à la même conclusion. Poussant des cris, elle approcha du sanglier, lançant son couteau d’une main à l’autre. Quand la bête recula, elle l’insulta et la frappa sur la hure, en essayant de la provoquer… avec succès. Cette fois-ci, elle sauta un instant trop tard, et une défense lui ouvrit la cuisse gauche du genou jusqu’à l’aine.
Une plainte monta de trente mille gorges. Empoignant sa jambe lacérée, Barséna laissa choir son couteau et tenta de s’éloigner en claudiquant, mais avant qu’elle ait progressé de deux pas, le sanglier la chargea derechef. Daenerys détourna la tête. « Était-ce assez brave ? » interrogea-t-elle Belwas le Fort, tandis qu’un hurlement retentissait à travers les sables.
« Combattre des cochons est brave, mais crier si fort n’est pas brave. Ça fait mal dans les oreilles de Belwas le Fort. » L’eunuque massa sa panse gonflée, couturée d’anciennes cicatrices blanches. « Ça donne mal au ventre de Belwas le Fort, aussi. »
Le sanglier plongea le groin dans le ventre de Barséna et se mit à en extirper les entrailles. La puanteur dépassait ce que la reine pouvait endurer. La chaleur, les mouches, les cris de la foule… Je ne peux plus respirer. Elle souleva son voile et le laissa s’envoler. De la même façon, elle retira son tokar. Les perles cliquetèrent les unes contre les autres tandis qu’elle déroulait la soie.
« Khaleesi ? lui demanda Irri. Que faites-vous ?
— Je retire mes oreilles de lapin. » Une douzaine d’hommes armés de piques à sangliers firent irruption dans l’arène pour chasser la bête du cadavre et la repousser dans son enclos. Le maître d’arène les accompagnait, un long fouet barbelé à la main. Lorsqu’il le fit claquer en direction du sanglier, la reine se leva. « Ser Barristan, voulez-vous bien me raccompagner jusqu’à mon jardin ? »
Hizdahr parut décontenancé. « Ce n’est pas terminé. Une folie, avec six vieillardes, et trois autres combats. Belaquo et Goghor !
— Belaquo va gagner, trancha Irri. C’est connu.
— Ce n’est pas connu, riposta Jhiqui. Belaquo va mourir.
— L’un ou l’autre mourra, coupa Daenerys. Et celui qui survivra mourra un autre jour. J’ai eu tort de venir.
— Belwas le Fort a mangé trop de sauterelles. » Le large visage brun de l’eunuque affichait une expression de nausée. « Belwas le Fort a besoin de lait. »
Hizdahr l’ignora. « Magnificence, le peuple de Meereen est venu célébrer notre union. Tu les as entendus te saluer. Ne rejette pas leur amour.
— Ils ont acclamé mes oreilles de lapin, pas moi. Emmène-moi loin de cet abattoir, mon époux. » Elle distinguait les grognements du sanglier, les cris des piqueurs, le claquement du fouet du maître d’arène.
« Douce dame, non. Reste encore un petit moment. Pour la folie, et un dernier combat. Ferme les paupières, personne ne s’en apercevra. Ils seront occupés à regarder Belaquo et Goghor. Ce n’est pas le moment de… »
Une ombre passa comme une onde sur son visage.
Le tumulte et les cris expirèrent. Dix mille voix se turent. Tous les yeux se tournèrent vers le ciel. Un vent chaud caressa les joues de Daenerys et, par-dessus les pulsations de son cœur, elle entendit battre des ailes. Deux piquiers se précipitèrent vers un abri. Le maître d’arène se figea sur place. Le sanglier revint en soufflant à Barséna. Belwas le Fort poussa un gémissement, quitta son siège en trébuchant et tomba à genoux.
Au-dessus d’eux tous tournoyait le dragon, sombre contre le soleil. Il avait des écailles noires, des yeux, des cornes et des plaques dorsales rouge sang. Depuis toujours le plus grand du trio, Drogon avait encore crû en vivant dans la nature. Ses ailes, noires comme le jais, atteignaient vingt pieds d’envergure. Il en battit une fois en survolant de nouveau les sables, et ce bruit résonna comme un coup de tonnerre. Le sanglier leva le mufle, en grognant… et les flammes l’engloutirent, un feu noir veiné de rouge. Daenerys perçut la vague de chaleur à trente pieds de distance. Le hurlement d’agonie de la bête parut presque humain. Le dragon s’abattit sur la carcasse et planta ses griffes dans la chair fumante. Commençant à se repaître, il n’opéra aucune distinction entre Barséna et le sanglier.
« Oh, dieux, gémit Reznak, il est en train de la dévorer ! » Le sénéchal se couvrit la bouche. Belwas le Fort vomissait à grand bruit. Une étrange expression passa sur le long visage blême d’Hizdahr zo Loraq – pour partie peur, pour partie désir, pour partie ravissement. Il se lécha les lèvres. Daenerys vit les Pahl remonter les marches en un flot, agrippant leurs tokars et trébuchant sur les franges dans leur hâte à s’enfuir. D’autres suivirent. Certains couraient, se bousculaient. Davantage restèrent à leur place.