Un homme prit sur lui de se conduire en héros.
C’était un des piquiers envoyés refouler le sanglier vers son enclos. Était-il ivre, ou fou ? À moins qu’il n’ait adoré de loin Barséna Cheveux-noirs, ou qu’il n’ait entendu chuchoter l’histoire de la petite Hazzéa. Mais peut-être était-ce simplement un homme ordinaire qui voulait que les bardes chantent sa gloire. Il fila vers l’avant, sa pique pour le sanglier entre les mains. Ses talons firent voler le sable rougi, et des cris retentirent sur les gradins. Drogon leva la tête, du sang lui ruisselant des crocs. Le héros lui bondit sur le dos et planta le fer de lance à la base du long cou écailleux du dragon.
Daenerys et Drogon hurlèrent d’une seule voix.
Le héros pesa sur sa pique, usant de sa masse pour enfoncer la pointe plus avant encore. Drogon se cambra vers le haut avec un chuintement de douleur. Sa queue cingla latéralement l’air. Daenerys vit la tête du dragon tourner au bout de ce long cou de serpent, ses ailes noires se déplier. Le tueur de dragon perdit l’équilibre et alla culbuter sur le sable. Il tentait de se remettre debout quand les crocs du dragon claquèrent fermement sur son avant-bras. « Non », voilà tout ce que l’homme eut le temps de crier. Drogon lui arracha le bras au niveau de l’épaule, et le jeta de côté comme un chien pourrait lancer un rat dans une fosse à vermine.
« Tuez-le, cria Hizdahr zo Loraq aux autres piquiers. Tuez cette bête ! »
Ser Barristan retint Daenerys étroitement. « Détournez les yeux, Votre Grâce.
— Lâchez-moi ! » Daenerys se tordit pour échapper à son étreinte. Le monde sembla ralentir au moment où elle franchissait le parapet. En atterrissant dans l’arène, elle perdit une sandale. Se mettant à courir, elle sentit le sable, brûlant et grossier, entre ses orteils. Ser Barristan l’appelait. Belwas le Fort vomissait encore. Elle redoubla de vitesse.
Les piquiers couraient, eux aussi. Certains se précipitaient vers le dragon, piques à la main. D’autres s’enfuyaient, jetant leurs armes dans leur fuite. Le héros tressautait sur le sable, le sang clair se déversant du moignon déchiqueté à son épaule. Sa pique demeura plantée dans le dos de Drogon, tanguant quand le dragon battit des ailes. De la fumée s’élevait de la blessure. Quand les autres piques commencèrent à fermer le cercle autour de lui, le dragon cracha du feu, arrosant de sa flamme noire deux des hommes. Sa queue fouetta sur le côté et prit par surprise le maître d’arène qui se coulait derrière lui, le brisant en deux. Un autre assaillant attaqua en visant ses yeux jusqu’à ce que le dragon le saisît entre ses mâchoires et lui déchirât le ventre. Les Meereeniens hurlaient, sacraient, gueulaient. Daenerys entendit la course de quelqu’un derrière elle. « Drogon, hurla-t-elle. Drogon. »
Il tourna la tête. De la fumée monta d’entre ses crocs. Son sang fumait aussi, en gouttant sur le sol. Il battit à nouveau des ailes, soulevant une suffocante tempête de sables écarlates. Daenerys entra en trébuchant dans la nuée brûlante et rouge, en toussant. Il claqua des dents.
Elle n’eut que le temps de dire : « Non. » Non, pas moi, tu ne me reconnais pas ? Les dents noires se refermèrent à quelques pouces de son visage. Il avait l’intention de m’arracher la tête. Elle avait du sable dans les yeux. Elle trébucha sur le cadavre du maître d’arène et tomba sur le postérieur.
Drogon rugit. Le fracas emplit l’arène. Un vent de fournaise avala Daenerys. Le long cou écailleux du dragon s’étira vers elle. Lorsqu’il ouvrit la gueule, elle vit entre ses crocs noirs des morceaux d’os broyés et de chair calcinée. Il avait des yeux en fusion. Je contemple l’enfer, mais je ne dois pas détourner les yeux. Jamais elle n’avait été aussi convaincue d’une chose. Si je fuis, il me brûlera et me dévorera. En Westeros, les septons évoquaient sept enfers et sept cieux, mais que les Sept Couronnes et leurs dieux étaient loin ! Si elle mourait ici, se demanda Daenerys, le dieu cheval des Dothrakis écarterait-il les herbes avant de la revendiquer pour son khalasar stellaire, afin qu’elle puisse galoper dans les terres nocturnes, auprès du soleil étoilé de sa vie ? Ou les dieux courroucés de Ghis dépêcheraient-ils leurs harpies pour s’emparer de son âme et l’entraîner dans les tourments ? Drogon lui rugit au visage, d’un souffle assez brûlant pour lui cloquer la peau. Sur sa droite, Daenerys entendit Barristan s’écrier : « Moi ! Attaque-moi. Par ici ! Moi ! »
Dans les fosses rouges et embrasées des yeux de Drogon, Daenerys aperçut son propre reflet. Comme elle paraissait menue, et faible, fragile, effrayée. Je ne peux pas lui laisser sentir ma peur. Elle rampa dans le sable, repoussant le cadavre du maître d’arène, et ses doigts frôlèrent la poignée de son fouet. Ce contact la rendit plus brave. Le cuir était chaud, vivant. Drogon rugit de nouveau, avec tant d’éclat qu’elle faillit en lâcher le fouet. Il claqua des crocs à son adresse.
Daenerys le frappa. « Non », hurla-t-elle, balançant le fouet avec toute la force qu’elle avait en elle. D’une saccade, le dragon retira sa tête. « Non », hurla-t-elle une nouvelle fois. « NON ! » Les ardillons éraflèrent le museau du dragon. Drogon se redressa, couvrant Daenerys sous l’ombre de ses ailes. Elle fit cingler la mèche contre le ventre écailleux de la bête, répétant le coup jusqu’à en avoir le bras endolori. Le long cou serpentin se banda comme un arc. Avec un sifflement, il cracha sur elle du feu noir. Daenerys plongea sous les flammes, maniant le fouet en criant : « Non, non, non. Couché ! » Il répondit par un rugissement de peur et de fureur, et rempli de douleur. Ses ailes battirent une fois, deux fois…
… et se replièrent. Le dragon poussa un ultime chuintement et s’étendit sur le ventre, de tout son long. Du sang noir coulait de la blessure à l’endroit où la pique l’avait transpercé, fumant aux endroits où il dégouttait sur les sables brûlants. Il est du feu fait chair, songea-t-elle, et moi aussi.
Daenerys Targaryen bondit sur le dos du dragon, empoigna la pique et l’arracha. Le fer en était à demi fondu, son métal porté au rouge luisait. Elle le rejeta. Drogon se tordit sous elle, contractant ses muscles en réunissant ses forces. L’air était saturé de sable. Daenerys ne voyait rien, ne pouvait plus respirer, ne pouvait plus penser. Les ailes noires claquèrent comme le tonnerre et, soudain, les sables écarlates chutèrent au-dessous d’elle.
Prise de vertige, Daenerys ferma les paupières. Quand elle les rouvrit, elle aperçut sous elle, à travers une brume de larmes et de poussière, les Meereeniens qui refluaient comme une marée sur les gradins pour aller se répandre dans les rues.
Elle avait toujours le fouet au poing. Elle le fit siffler d’un coup léger contre l’encolure de Drogon et cria : « Plus haut ! » Son autre main se retint aux écailles, ses doigts cherchant fébrilement une prise. Les larges ailes noires de Drogon brassaient les airs. Daenerys sentait sa chaleur entre ses cuisses. Son cœur lui paraissait sur le point d’éclater. Oui, se dit-elle, oui, maintenant, maintenant, vas-y, vas-y, emporte-moi, emporte-moi, VOLE !