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Jon

Ce n’était pas un géant que Tormund Fléau-d’Ogres, mais les dieux lui avaient accordé un torse large et un ventre massif. Mance Rayder l’avait surnommé Tormund Cor-Souffleur pour la puissance de ses poumons, et avait coutume de dire que Tormund était capable, de son rire, de balayer la neige des cimes. Dans son courroux, ses beuglements rappelaient à Jon les barrissements d’un mammouth.

Ce jour-là, Tormund beugla maintes fois, et avec vigueur. Il rugit, il cria, il tapa du poing sur la table si fort qu’une carafe d’eau se renversa et se vida. Une corne d’hydromel ne se trouvait jamais très loin de sa main, si bien que les nuées de postillons qui accompagnaient ses menaces se sucraient de miel. Il traita Jon Snow de poltron, de menteur, de tourne-casaque, le maudit d’être un bougre d’agenouillé au cœur noir, un voleur et un charognard de corbac, l’accusa de vouloir embourrer le peuple libre par-derrière. En deux occasions, il jeta sa corne à boire à la tête de Jon, mais seulement après l’avoir vidée. Tormund n’était point homme à gâcher du bon hydromel. Jon laissa tout cela déferler sur lui. Jamais il n’éleva la voix lui-même, ni ne répondit à la menace par la menace, mais il ne lâcha pas non plus davantage de terrain qu’il n’était dès le départ préparé à en concéder.

Finalement, alors que les ombres de l’après-midi s’étiraient à l’extérieur de la tente, Tormund Fléau-d’Ogres – Haut-Disert, Cor-Souffleur et Brise Glace, Tormund Poing-la-Foudre, Époux-d’Ourses, sire Hydromel de Cramoisi, Parle-aux-Dieux et Père Hospitalier – tendit sa main. « Tope là, et qu’ les dieux me pardonnent. Y a cent mères qui m’ pardonneront jamais, ça, j’le sais. »

Jon serra la main offerte. Les paroles de son serment lui résonnaient dans le crâne. Je suis l’épée dans les Ténèbres. Je suis le veilleur aux remparts. Je suis le feu qui flambe contre le froid, la lumière qui rallume l’aube, le cor qui secoue les dormeurs, le bouclier protecteur des Royaumes humains. Et pour lui, un nouveau refrain : Je suis le garde qui a ouvert la porte et laissé entrer les cohortes de l’ennemi. Il aurait donné tant et plus pour savoir s’il agissait au mieux. Mais il était allé trop loin pour faire demi-tour. « Topé et conclu », déclara-t-il.

La poigne de Tormund broyait les phalanges. Voilà au moins chez lui une chose qui n’avait pas changé. Sa barbe était identique aussi, bien que, sous cette broussaille de poil blanc, le visage eût considérablement maigri et qu’il y eût des rides profondes gravées dans ces joues rubicondes. « Mance aurait dû t’ tuer lorsqu’il en avait l’occasion », dit-il en s’efforçant de son mieux de transformer la main de Jon en bouillie et en os. « De l’or contre du gruau, et des garçons… c’est cruel, comme prix. Où il est passé, le gentil p’tit gars que j’ai connu ? »

On l’a nommé lord Commandant. « Un marché équitable laisse les deux camps mécontents, ai-je ouï dire. Trois jours ?

— Si je vis jusque-là. Certains des miens vont m’ cracher à la gueule en entendant ces termes. » Tormund libéra la main de Jon. « Tes corbacs vont râler aussi, si j’ les connais bien. Et j’ devrais. J’ai tué tant de tes bougres noirs que j’en ai perdu le compte.

— Mieux vaudrait ne pas en faire si bruyamment mention quand vous viendrez au sud du Mur.

— Har ! » Tormund s’esclaffa. Cela non plus n’avait pas changé ; il riait encore facilement et souvent. « Sages paroles. J’ voudrais pas mourir becqu’té par ta bande de corbacs ! » Il flanqua une claque dans le dos de Jon. « Une fois qu’ tout mon peuple sera à l’abri derrière ton Mur, on partagera un peu de viande et d’hydromel, toi et moi. D’ici là… » Le sauvageon retira le torque de son bras gauche et le lança à Jon, puis procéda de même avec son jumeau au bras droit. « Ton premier paiement. J’ tiens ces deux-là de mon père, et lui du sien. Maintenant, ils sont à toi, salaud de voleur noir. »

Les bracelets étaient en vieil or, massif, lourd, gravé des runes anciennes des Premiers Hommes. Tormund Fléau-d’Ogres les arborait depuis que Jon le connaissait ; ils semblaient faire autant partie de lui que sa barbe. « Les Braaviens vont les fondre pour en récupérer l’or. Ça me paraît dommage. Tu devrais peut-être les conserver.

— Non. J’ refuse qu’on raconte que Tormund Poing-la-Foudre a poussé le peuple libre à céder ses trésors alors qu’il gardait les siens. » Il sourit. « Mais j’ vais garder l’anneau qu’je porte autour du membre. L’est bien plus gros qu’ ces babioles. Sur toi, il servirait de torque. »

Jon ne put se retenir de rire. « Tu ne changes pas.

— Oh, que si. » Le sourire s’évapora comme neige en été. « J’ suis pas çui que j’étais à Cramoisi. J’ai vu trop de morts, et pire encore. Mes fils… » Le chagrin tordit le visage de Tormund. « Dormund est tombé durant la bataille du Mur, lui qu’était à moitié un enfant. C’est un chevalier d’un de tes rois qui lui a réglé son compte, une ordure en acier gris avec des papillons de nuit sur son bouclier. J’ai vu le coup, mais mon p’tit était mort avant que j’aie pu le r’joindre. Et Torwynd… c’est l’ froid qui l’a pris. Toujours dolent, qu’il était, çui-là. Il est mort comme ça, d’un coup, une nuit. Et le pire, c’est qu’avant même qu’on sache qu’il était mort, il s’est r’levé, tout pâle, avec les yeux tout bleus. J’ai dû m’en charger moi-même. Ça a été dur, Jon. » Des larmes brillaient dans ses yeux. « Il était pas bien solide, faut dire, mais ç’avait été mon p’tit gars, avant, et je l’aimais. »

Jon posa une main sur l’épaule de Tormund. « Je suis vraiment désolé.

— Pourquoi ? T’avais rien à voir là-dedans. T’as du sang sur les mains, ouais ; moi aussi. Mais pas l’sien. » Tormund secoua la tête. « J’ai encore deux fils vigoureux.

— Ta fille…?

— Munda. » Cela ramena le sourire de Tormund. « Elle a pris c’t Échalas Ryk pour époux, tu crois ça, toi ? Il a plus de couilles que de cervelle, ce gamin, si tu veux mon avis, mais il la traite plutôt correctement. J’ lui ai dit, si jamais il lui fait du mal, j’ lui arrache la queue et j’ le fouette au sang avec ! » Il assena à Jon une autre bourrade cordiale. « Temps que tu rentres. Si on t’ garde encore, ils vont s’imaginer qu’on t’a bouffé.

— À l’aube, donc. Dans trois jours. Les garçons d’abord.

— J’avais bien entendu les dix premières fois, corbac. On pourrait croire qu’on s’ fait pas confiance, nous deux. » Il cracha. « Les garçons d’abord, oui-da. Les mammouths feront le tour. Assure-toi bien que Fort-Levant s’attende à les voir. Moi, j’ veillerai à c’ qu’y ait pas de bagarre ni de cohue vers ta foutue porte. On sera bien tous sages et en ordre, des canetons à la file. Et ça s’ra moi, la mère cane ! Har ! » Tormund raccompagna Jon hors de sa tente.

À l’extérieur, le jour était lumineux et le ciel dégagé. Le soleil était revenu dans le ciel après quinze jours d’absence et, au sud, le Mur se dressait, blanc bleuté et miroitant. Il existait un dicton, que Jon avait entendu les vétérans à Châteaunoir répéter : le Mur a plus d’humeurs que le roi Aerys le Fol, disaient-ils, ou parfois : le Mur a plus d’humeurs qu’une femme. Quand le temps était couvert, il semblait bâti de roc blanc. Par les nuits sans lune, il était noir charbon. Durant les tourmentes, on l’aurait cru taillé dans la neige. Mais lors de journées comme celle-ci, on ne pouvait confondre sa glace avec quoi que ce soit d’autre. Par de telles journées, le Mur miroitait avec l’éclat d’un cristal de septon, chaque crevasse, chaque fissure, soulignées de soleil, tandis que des arcs-en-ciel transis dansaient et mouraient derrière des ondoiements diaphanes. Par de telles journées, le Mur était beau.