L’aîné de Tormund se tenait près des chevaux, en train de causer avec Cuirs. Toregg le Grand, on l’appelait parmi le peuple libre. Bien qu’il mesurât à peine plus d’un pouce que Cuirs, il dominait son père d’un bon pied. Harse, le solide gars de La Mole qu’on surnommait Tocard, était blotti près du feu, le dos tourné aux deux autres. Cuirs et lui étaient les seuls hommes que Jon avait amenés avec lui aux pourparlers ; davantage aurait pu être interprété comme un signe de peur, et vingt hommes n’auraient pas été plus utiles que deux, si Tormund avait été d’humeur à verser le sang. Fantôme était la seule protection dont Jon eût besoin ; le loup géant savait flairer les ennemis, même ceux qui masquaient leur animosité sous des sourires.
Fantôme avait disparu, toutefois. Jon retira un de ses gants noirs, porta deux doigts à sa bouche et siffla. « Fantôme ! À moi ! »
D’en haut résonna un soudain claquement d’ailes. Le corbeau de Mormont s’abattit de la branche d’un vieux chêne pour venir se percher sur la selle de Jon. « Grain », grommela-t-il, dodelinant de la tête d’un air sage. Puis Fantôme émergea d’entre deux arbres, Val à ses côtés.
Ils semblent faits l’un pour l’autre. Val était tout de blanc vêtue ; des culottes de laine blanche enfoncées dans de hautes bottes d’un cuir teint en blanc, une cape en peau d’ours blanc, agrafée à l’épaule par un visage en barral sculpté, une tunique blanche avec des attaches en os. Son souffle aussi était blanc… mais elle avait les yeux bleus, une longue tresse couleur de miel sombre et des pommettes rougies par le froid. Voilà bien longtemps que Jon n’avait pas vu si charmant spectacle.
« Est-ce que vous cherchiez à me voler mon loup ? lui demanda-t-il.
— Et pourquoi non ? Si chaque femme avait un loup géant, les hommes seraient bien plus aimables. Même les corbacs.
— Har ! s’esclaffa Tormund Fléau-d’Ogres. Fais pas assaut de mots avec celle-là, lord Snow, elle est trop fine mouche pour des gens comme toi et moi. Vole-la vite, ça vaut mieux, avant que Toregg se réveille et qu’il s’en empare le premier. »
Qu’avait dit de Val ce balourd d’Axell Florent ? « Une fille nubile, et point déplaisante à voir. De bonnes hanches, une bonne poitrine, bien faite pour pondre des enfants. » Fort juste, tout cela, mais la sauvageonne dépassait tellement cette description. Elle l’avait prouvé en retrouvant Tormund, quand des patrouilleurs vétérans de la Garde y avaient échoué. Elle n’est pas princesse, mais elle ferait une digne épouse pour n’importe quel lord.
Mais ces ponts étaient coupés depuis bien longtemps, et Jon avait lui-même officié. « Toregg a la voie libre, annonça-t-il. J’ai prononcé des vœux.
— C’est pas ça qui va la déranger. Pas vrai, ma fille ? »
Val tapota le long couteau en os sur sa hanche. « Lord Corbac est le bienvenu s’il veut se glisser une nuit dans mon lit, s’il l’ose. Une fois chaponné, il éprouvera bien plus d’aisance à respecter ses vœux.
— Har ! s’esclaffa de nouveau Tormund. T’entends ça, Toregg ? Garde tes distances, avec celle-là ! J’ai déjà une fille, j’en ai pas b’soin d’ deux. » Secouant la tête, le chef sauvageon replongea sous sa tente.
Tandis que Jon grattait Fantôme derrière l’oreille, Toregg apporta le cheval de Val pour elle. Elle montait encore le poney gris que lui avait donné Mully au jour de son départ du Mur, une créature borgne, hirsute et contrefaite. Alors qu’elle le tournait vers le Mur, elle demanda : « Comment se porte le petit monstre ?
— Deux fois plus gros que lorsque vous nous avez quittés, et trois fois plus bruyant. Quand il veut la tétée, on l’entend brailler jusqu’à Fort-Levant. » Jon enfourcha sa propre monture.
Val vint se ranger à sa hauteur. « Alors… Je vous ai ramené Tormund, comme je l’avais dit. Et maintenant ? Il faut que je regagne mon ancienne cellule ?
— Votre ancienne cellule est occupée, désormais. La reine Selyse s’est approprié la tour du Roi. Vous souvient-il de la tour d’Hardin ?
— Celle qui semble prête à s’écrouler ?
— Elle a cet aspect depuis cent ans. Je vous ai fait préparer le dernier étage, madame. Vous y aurez plus d’espace que dans la tour du Roi, même si ce ne sera pas aussi confortable. Personne ne l’a jamais appelée le palais d’Hardin.
— Je placerai toujours la liberté avant le confort.
— Vous aurez toute liberté d’aller et de venir dans l’enceinte du château, mais je regrette de dire que vous devez demeurer captive. Je peux toutefois vous promettre que vous ne serez pas importunée par les visiteurs indésirables. Ce sont mes propres hommes qui gardent la tour d’Hardin, et non ceux de la reine. Et Wun Wun dort dans le hall d’entrée.
— Un géant pour protecteur ? Même Della n’aurait pu se vanter d’autant. »
Les sauvageons de Tormund les regardèrent passer, sortant la tête de tentes et d’appentis en toile tendus sous des arbres dénudés. Pour tout homme en âge de combattre, Jon vit trois femmes et autant d’enfants, des créatures aux visages hâves, aux joues creuses et aux regards perdus. Quand Mance Rayder avait mené le peuple libre contre le Mur, ses fidèles poussaient devant eux de larges troupeaux de moutons, de chèvres et de pourceaux, mais les seuls animaux visibles désormais étaient les mammouths. Sans la férocité des géants, on les aurait dévorés aussi, Jon n’en doutait pas. Une carcasse de mammouth représentait beaucoup de viande.
Jon repéra également des signes de maladie. Cela l’inquiéta plus qu’il n’aurait su le dire. Si la bande de Tormund était affamée et malade, qu’en était-il des milliers qui avaient suivi la mère Taupe à Durlieu ? Cotter Pyke ne tardera sans doute plus à les rejoindre. Si les vents ont été propices, sa flotte pourrait fort bien se trouver en ce moment même sur le chemin du retour à Fort-Levant, avec tous ceux du peuple libre qu’il aura pu entasser à bord.
« Comment les choses se sont-elles passées avec Tormund ? demanda Val.
— Posez-moi la question dans un an. Le plus dur m’attend encore. La partie où je dois convaincre les miens de s’attabler au repas que je leur ai préparé. Aucun d’entre eux ne va en apprécier le goût, je le crains.
— Laissez-moi vous aider.
— Vous l’avez fait. Vous m’avez ramené Tormund.
— Je peux accomplir davantage. »
Pourquoi pas ? se dit Jon. Ils sont tous convaincus qu’elle est princesse. Val avait la figure du rôle et montait comme si elle était née à cheval. Une princesse guerrière, décida-t-il, et non une de ces graciles créatures, assise toute droite dans sa tour, à brosser sa chevelure en attendant qu’un chevalier vienne à sa rescousse. « Je dois informer la reine de cet accord, poursuivit-il. Si vous voulez la rencontrer, vous êtes la bienvenue, si vous pouvez vous astreindre à ployer le genou. » Il ne faudrait surtout pas que Sa Grâce soit froissée avant même qu’il ait ouvert la bouche.
« Puis-je rire en m’agenouillant ?
— Absolument pas. Ce n’est pas un jeu. Un fleuve de sang sépare nos deux peuples, ancien, rouge et profond. Stannis Baratheon est une des rares personnes qui soient disposées à admettre les sauvageons dans le royaume. J’ai besoin que sa reine soutienne ce que j’ai fait. »
Le sourire mutin de Val mourut. « Vous avez ma parole, lord Snow. Je serai pour votre reine une princesse sauvageonne convenable. »
Elle n’est pas ma reine, aurait-il pu répondre. Et s’il faut dire le vrai, le jour de son départ ne saurait arriver trop vite à mon goût. Et, si les dieux sont bons, elle emportera Mélisandre avec elle.