Les Puînés eux aussi étaient représentés. Si Daario était ici, ce repas s’achèverait en bain de sang. Aucune promesse de paix n’aurait jamais pu convaincre son capitaine de laisser Brun Ben Prünh entrer dans Meereen et la quitter vivant. Daenerys avait juré qu’il n’adviendrait aucun mal aux sept envoyés et commandants, mais cela n’avait pas satisfait les Yunkaïis. Ils avaient également exigé d’elle des otages. Pour contrebalancer les trois nobles Yunkaïis et les quatre capitaines mercenaires, Meereen avait envoyé dans le camp des assiégeants sept des siens : la sœur d’Hizdahr, deux de ses cousins, Jhogo le Sang-coureur de Daenerys, Groleo son amiral, le capitaine immaculé Héro, et Daario Naharis.
« Je laisse mes filles avec toi, avait déclaré son capitaine en lui tendant son baudrier et ses garces dorées. Prends-en soin pour moi, mon amour. Il ne faudrait pas qu’elles se livrent à de sanglantes facéties parmi les Yunkaïis. »
Le Crâne-ras était absent, lui aussi. Le premier geste d’Hizdahr après son couronnement avait été de lui retirer le commandement des Bêtes d’Airain pour lui substituer son propre cousin, le replet et blafard Marghaz zo Loraq. C’est pour le mieux. Selon la Grâce Verte, une affaire de sang versé oppose Loraq et Kandaq, et jamais le Crâne-ras n’a fait mystère de son dédain envers le seigneur mon époux. Et Daario…
Daario se comportait de façon toujours plus insensée, depuis les noces de Daenerys. Il ne prisait guère la paix de celle-ci, moins encore son mariage, et il avait été furieux d’avoir été dupé par les Dorniens. Quand le prince Quentyn leur avait révélé que les autres Ouestriens s’étaient engagés dans les Corbeaux Tornade sur les ordres du Prince en Guenilles, seule l’intervention de Ver Gris et de ses Immaculés avait retenu Daario de tous les tuer. Les faux déserteurs avaient été emprisonnés en lieu sûr dans les tréfonds de la pyramide… Mais la rage de Daario continuait à s’envenimer.
Il sera plus en sécurité comme otage. Mon capitaine n’est pas fait pour la paix. Daenerys ne pouvait courir le risque qu’il abattît Brun Ben Prünh, ridiculisât Hizdahr devant la cour, provoquât les Yunkaïis ou remît en question l’accord pour lequel elle avait tant cédé. Daario représentait la guerre et l’affliction. Désormais, elle devrait le garder hors de son lit, de son cœur et d’elle. S’il ne la trahissait pas, il la dompterait. Elle ne savait laquelle de ces éventualités l’effrayait davantage.
Une fois les ripailles achevées et les reliefs des plats à demi mangés débarrassés – pour être distribués aux pauvres réunis en bas, à l’insistance de la reine –, on emplit de hautes flûtes en verre d’une liqueur épicée sombre comme l’ambre, venue de Qarth. Alors débutèrent les attractions.
Une troupe de castrats yunkaïis, propriété de Yurkhaz zo Yunzak, chanta pour eux des odes dans l’ancienne langue du Vieil Empire, de leurs voix hautes et suaves, d’une impossible pureté. « As-tu jamais entendu pareil chant, mon amour, s’enquit Hizdahr. Ils ont des voix de dieux, non ?
— Certes, mais je me demande s’ils n’auraient pas préféré conserver des fruits d’hommes. »
Tous les artistes étaient des esclaves. La condition avait été incluse dans les accords de paix : les détenteurs d’esclaves auraient permission de faire entrer leur cheptel dans Meereen sans craindre de les voir affranchis. En retour, les Yunkaïis avaient promis de respecter les droits et les libertés des anciens esclaves que Daenerys avait affranchis. Un marché équitable, avait jugé Hizdahr, mais qui laissait un goût infâme dans la bouche de la reine. Elle but une nouvelle coupe de vin pour le faire passer.
« Si tel est ton bon plaisir, Yurkhaz sera ravi de nous donner les chanteurs, je n’en doute pas, disait son noble époux. Un présent pour sceller notre paix, un ornement pour notre cour. »
Il nous offrira ces castrats, songea Daenerys, et puis il rentrera chez lui en fabriquer d’autres. Le monde regorge de petits garçons.
Les acrobates qui suivirent échouèrent également à la toucher, même lorsqu’ils formèrent une pyramide humaine haute de neuf niveaux, avec une petite fille toute nue à son sommet. Est-ce censé représenter ma pyramide ? s’interrogea la reine. La fillette au sommet, est-ce moi ?
Par la suite, le seigneur son époux conduisit ses invités sur la terrasse inférieure, afin que les visiteurs venus de la Cité Jaune pussent contempler Meereen de nuit. Coupe de vin en main, les Yunkaïis se promenèrent par petits groupes sous les citronniers et les fleurs nocturnes, et Daenerys se retrouva face à face avec Brun Ben Prünh.
Il s’inclina très bas. « Votre Splendeur. Vous êtes superbe. Enfin, vous l’avez toujours été. Aucun de ces Yunkaïis est à moitié aussi joli. J’avais pensé apporter un présent pour vos noces, mais les enchères sont montées trop haut pour ce vieux Brun Ben.
— Je ne veux pas de tes présents.
— Celui-là aurait pu vous plaire. La tête d’un vieil ennemi.
— La tienne ? demanda-t-elle d’une voix charmante. Tu m’as trahi.
— Voilà une bien rude façon de décrire la chose, si vous m’en voulez pas de le dire. » Brun Ben gratta sa barbe tachée de gris et de blanc. « On est passés du côté des vainqueurs, c’est tout. Comme on avait fait avant. La décision vient pas seulement de moi, non plus. J’ai demandé l’avis de mes hommes.
— Et donc, ce sont eux qui m’ont trahie, c’est ce que tu veux dire ? Pourquoi ? Ai-je mal traité les Puînés ? Ai-je lésiné sur vos gains ?
— Jamais de la vie, mais tout se résume pas à une question de monnaie, Votre Toute-Puissance. J’ai appris ça y a longtemps, à ma première bataille. Le lendemain du combat, je fouillais parmi les morts, pour chercher un petit complément de butin, disons. Et je tombe sur un cadavre à qui la hache d’un guerrier avait tranché le bras à hauteur de l’épaule. Il était couvert de mouches et caparaçonné de sang séché, c’est sans doute pour ça que personne d’autre y avait touché. Mais, par-dessous, il portait un gambison clouté, qu’avait l’air d’être en beau cuir. J’ai estimé qu’il m’irait pas trop mal, alors j’ai chassé les mouches et je l’ai découpé pour le dégager. Mais il était bougrement plus lourd qu’il aurait dû. Sous la doublure, le type avait cousu une fortune en pièces. De l’or, Votre Splendeur, du bel or jaune. Assez pour qu’un homme vive comme un lord jusqu’à la fin de ses jours. Et quel bien il en avait retiré ? Il était là vautré, étalé dans le sang et la boue, avec son putain de bras en moins. Et la voilà, la leçon, vous voyez ? L’argent est doux et l’or est notre mère, mais une fois qu’on est mort, ça vaut moins que le dernier étron que vous chiez en crevant. Je vous l’ai dit une fois : les mercenaires, y a les vieux et y a les hardis, mais les vieux mercenaires hardis, ça existe pas. Mes gars ont pas envie de crever, c’est tout, et quand je leur ai dit que vous pouviez pas lâcher vos dragons contre les Yunkaïis, eh ben, ma foi… »
Tu m’as vue vaincue, compléta Daenerys, et qui suis-je pour prétendre que tu te trompais ? « Je comprends. » Elle aurait pu en terminer là, mais elle était curieuse. « Assez d’or pour vivre comme un lord, as-tu dit. Qu’as-tu fait de toute cette fortune ? »