Il fut un temps où il aurait considéré ce congé comme une tache sur son honneur. Mais c’était en Westeros. Dans le nid de vipères qu’était Meereen, l’honneur apparaissait aussi cocasse qu’une cotte bipartie de bouffon. Et cette méfiance était mutuelle. Hizdahr zo Loraq pouvait bien être le consort de sa reine, jamais il ne serait son roi. « Si Sa Grâce souhaite que je quitte la cour…
— Sa Splendeur, corrigea le sénéchal. Non, non, non, vous m’avez mal compris. Son Excellence doit recevoir une délégation de Yunkaïis, pour discuter du retrait de leurs armées. Il se pourrait qu’ils demandent… euh… réparation pour ceux qui ont perdu la vie face au courroux du dragon. Une situation délicate. Le roi estime qu’il vaudra mieux qu’ils voient sur le trône un roi meereenien, sous la protection de guerriers meereeniens. Assurément, vous pouvez comprendre cela, ser. »
Je comprends plus que tu ne le penses. « Pourrais-je savoir quels hommes Sa Grâce a choisis pour le protéger ? »
Reznak mo Reznak afficha son gluant sourire. « De terribles guerriers, qui ont beaucoup d’affection pour Son Excellence. Goghor le Géant. Khrazz. Le Félin moucheté. Belaquo Briseur-d’os. Tous des héros. »
Tous des combattants d’arène. Ce choix ne surprenait pas ser Barristan. Hizdahr zo Loraq occupait une position difficile, sur son nouveau trône. Voilà dix mille ans que Meereen n’avait plus eu de roi, et certains, même parmi l’Ancien Sang, estimaient qu’ils auraient pu choisir plus méritant que lui. À l’extérieur de la cité campaient les Yunkaïis, leurs épées-louées et leurs alliés ; à l’intérieur, se trouvaient les Fils de la Harpie.
Et le nombre des protecteurs du roi allait chaque jour diminuant. La maladresse d’Hizdahr avec Ver Gris lui avait coûté les Immaculés. Quand Sa Grâce avait essayé de les placer sous le commandement d’un sien cousin, comme il l’avait fait avec les Bêtes d’Airain, Ver Gris avait informé le roi qu’ils étaient des hommes libres et ne recevaient d’ordres que de leur Mère. Quant aux Bêtes d’Airain, la moitié était des affranchis et le reste des crânes-ras, sans doute toujours réellement loyaux à Skahaz mo Kandaq. Les combattants d’arène représentaient le seul soutien fiable du roi Hizdahr, face à un flot d’ennemis.
« Puissent-ils défendre Sa Grâce contre toutes les menaces. » Le ton de ser Barristan ne laissait rien soupçonner de ses sentiments véritables ; il avait appris à les cacher à Port-Réal, bien des années auparavant.
« Sa Magnificence, insista Reznak mo Reznak. Vos autres devoirs demeurent inchangés, ser. Si cette paix devait échouer, Sa Splendeur souhaiterait encore que vous commandiez ses forces contre les ennemis de notre cité. »
Il a au moins un grain de bon sens. Belaquo Briseur-d’os et Goghor le Géant pourraient servir de boucliers à Hizdahr, mais l’idée que l’un ou l’autre conduisît une armée à la bataille était tellement ridicule que le vieux chevalier faillit en sourire. « Je suis aux ordres de Sa Grâce.
— Pas Grâce, protesta le sénéchal. C’est une appellation ouestrienne. Sa Splendeur, Sa Lumière, Son Excellence. »
Sa Fatuité conviendrait davantage. « Comme vous voudrez. »
Reznak s’humecta les lèvres. « Alors, nous en avons terminé. » Cette fois-ci, son sourire onctueux signifiait un congé. Ser Barristan se retira, heureux de laisser derrière lui la puanteur du parfum du sénéchal. Un homme devrait sentir la sueur, pas les fleurs.
La Grande Pyramide de Meereen mesurait huit cents pieds de haut de la base au sommet. Les appartements du sénéchal se situaient au deuxième niveau. Ceux de la reine, et ceux de Selmy, occupaient le sommet. Une longue ascension, pour un homme de mon âge, estima ser Barristan en l’entamant. Il lui était arrivé de l’accomplir cinq ou six fois par jour, pour les affaires de la reine, comme en attestaient les douleurs dans ses genoux et au creux de ses reins. Viendra un jour où je ne pourrai plus affronter ces marches, songea-t-il, et ce jour viendra plus tôt que je ne le souhaiterais. Avant qu’il n’arrive, ser Barristan devait veiller à ce que quelques-uns de ses protégés au moins fussent prêts à le remplacer auprès de la reine. Je les ferai moi-même chevaliers quand ils en seront dignes, et je leur donnerai à chacun un cheval et des éperons d’or.
Les appartements royaux étaient figés et silencieux. Hizdahr n’y avait pas élu résidence, préférant établir sa propre suite dans les profondeurs du cœur de la Grande Pyramide, entouré de toutes parts par de massifs murs de brique. Mezzara, Miklaz, Qezza et le reste des jeunes échansons de la reine – des otages, en réalité, mais Selmy, comme la reine, s’y était tellement attaché qu’il avait du mal à les envisager sous ce terme – avaient suivi le roi, tandis qu’Irri et Jhiqui s’en allaient avec les autres Dothrakis. Seule demeurait Missandei, petit fantôme solitaire qui hantait les appartements de la reine, au sommet de la pyramide.
Ser Barristan sortit sur la terrasse. Le ciel sur Meereen avait la couleur de la chair des cadavres – terne, lourd et blafard, couvert par une masse ininterrompue de nuages, d’un horizon à l’autre. Le soleil se cachait derrière ce mur. Il se coucherait sans qu’on le vît, comme il s’était levé ce matin-là. La nuit serait chaude, encore une de ces nuits de transpiration, suffocante et moite, sans le moindre souffle d’air. Depuis trois jours, la pluie menaçait, sans que tombât la moindre goutte. L’arrivée de la pluie serait un soulagement. Elle pourrait aider à laver la cité.
D’ici, il avait une vue sur quatre moindres pyramides, les remparts à l’ouest de la cité et les camps des Yunkaïis sur les côtes de la baie des Serfs, où une épaisse colonne de fumée grasse montait en se tordant comme un monstrueux serpent. Les Yunkaïis qui incinèrent leurs morts, comprit-il. La jument pâle traverse au galop les camps des assiégeants. En dépit de tous les efforts de la reine, la maladie s’était propagée, tant dans l’enceinte de la ville qu’à l’extérieur. Les marchés de Meereen étaient fermés, ses rues vides. Le roi Hizdahr avait permis aux arènes de rester ouvertes, mais le public était clairsemé. Les Meereeniens avaient même commencé à éviter le Temple des Grâces, selon certains rapports.
Les esclavagistes trouveront moyen de blâmer Daenerys de cela aussi, songea avec amertume ser Barristan. Il les entendait presque chuchoter – les Grands Maîtres, les Fils de la Harpie, les Yunkaïis, tous en train de se raconter que sa reine était morte. La moitié de la cité en avait la conviction, bien que, pour l’heure, les gens n’eussent pas le courage de le répéter à voix haute. Mais bientôt, je pense.
Ser Barristan se sentait très fatigué et très vieux. Où sont passées toutes ces années ? Ces derniers temps, chaque fois qu’il s’agenouillait pour boire dans un bassin tranquille, il voyait le visage d’un étranger le contempler des profondeurs de l’eau. Quand ces pattes d’oie étaient-elles apparues autour de ses pâles yeux bleus ? Depuis combien de temps ses cheveux avaient-ils passé du soleil à la neige ? Des années, vieil homme. Des décennies.
Pourtant, cela semblait hier seulement qu’il avait accédé au rang de chevalier, après le tournoi à Port-Réal. Il se souvenait encore du contact de l’épée du roi Aegon sur son épaule, léger comme le baiser d’une pucelle. Les mots s’étaient étranglés dans sa gorge, quand il avait prononcé ses vœux. Au banquet, ce soir-là, il avait mangé des côtes de cochon sauvage, préparées à la mode de Dorne avec du poivre dragon, si fort qu’il lui emportait la gueule. Quarante-sept ans, et son goût lui restait encore à la mémoire. Et cependant, il n’aurait su dire ce qu’il avait eu à dîner dix jours plus tôt, la totalité des Sept Couronnes en eût-elle dépendu. Du chien bouilli, probablement. Ou un autre plat immonde qui n’avait pas meilleur goût.